Chapitre 2

Naufrages : une œuvre-programme

Louis-Olivier Brassard

Version : 0.1

Naufrages de Beata Raoul est un recueil qui aborde la souffrance et l’altérité anonymes à travers des séries de messages fictifs. Le recueil est proposé au format JSON, il est balisé de manière à être facilement exploitable par divers langages de programmation. Le format JSON, de l’acronyme « notation d’objet JavaScript »1, permet de structurer des « objets » grâce à des couples d’attributs et de valeurs. C’est un format d’échange de données apprécié pour sa grande interopérabilité, mais aussi sa lisibilité par des humains : il n’est pas nécessaire de disposer de compétences avancées en informatique pour faire une lecture littérale du contenu.

{
  "voix": "beata raoul",
  "recueil": "naufrages",
  "fabrique": "abrüpt éditions",
  "temps": "février 2019",
  "libre": "ø 2019 abrüpt éditions, creative commons zero",
  "messages": [

Le début de l’œuvre en JSON est formé de couples d’attributs et de valeurs triviaux : on y retrouve les « données » du colophon, qui répètent explicitement les informations de la page en regard précédente : l’autrice, le titre, la maison d’édition, la date de publication et la licence. Le format JSON imposant de délimiter les chaînes de caractères par des guillemets doubles et la séparation d’attributs par des virgules, la syntaxe est respectée pour que le JSON soit valide. Sauf que cette déclaration à première vue redondante comporte quelques singularités : d’abord, les étiquettes des propriétés sont en français. Cela peut paraître peu étonnant, mais les pratiques en programmation incitent souvent à poursuivre le balisage dans la langue dans laquelle ils ont été créés (l’anglais le plus souvent); dans l’alternative, on risque de produire des mélanges de langues au sein du code informatique. Un programmeur peut choisir de nommer ses objets avec une nomenclature francohpone (par exemple, administrateur et utilisateur), sauf que ceux-ci seront nécessairement énoncés contigûment à des termes réservés au langage de programmation (par exemple, dans la déclaration class administrateur extends utilisateur {}, les termes class et extends sont réservés et doivent obligatoirement être utilisés tels quels dans le code source). Dans certaines circonstances, il est tout simplement découragé d’employer des « caractères spéciaux » (c’est-à-dire qui ne sont pas compris dans l’ensemble ASCII, soit l’alphabet latin excluant les caractères accentués) pour des raisons de compatibilité entre les parseurs ou les éditeurs de texte (dont certains ne sont pas paramétrés pour accueillir correctement les chaînes de caractères comportant des signes diacritiques). Les mots normalement accentués s’en trouvent souvent « dénaturés », car dépourvus de leur graphie régulière (par exemple, calendrier.creer(nouvelEvenement)). Abrüpt, en investissant le paratexte (ou péritexte) en langue française lorsque celui-ci est de coutume rédigé en anglais (il s’agit après tout de la JavaScript Object Notation), affiche déjà publiquement son appropriation du format, en n’y laissant rien « par défaut » – à commencer par les étiquettes de propriétés. La substitution de ces étiquettes (« clés ») est justement un premier cas d’appropriation par la réécriture : « voix » pour « auteur »; « fabrique » pour « maison d’édition »; « temps » pour « date »; « libre » pour « droits »; et enfin « messages » pour « textes ». Nous y reviendrons, ces réécritures sont particulièrement signifiantes dans le corpus d’Abrüpt.

Dans la version imprimée ou imprimable (antilivre.pdf), la première partie du fichier JSON est placée sur une page à part. L’objet s’ouvre avec une accolade (« { »), symbole liminaire qui dénote le début d’un « objet », ici l’œuvre ou « objet-œuvre » que constitue le fichier abrupt_raoul_beata_naufrages_antilivre.json2. L’accolade ouvrante (figure 1, ligne 1) n’est pas encore appariée à son accolade fermante, de même que les « messages » (ligne 7), dont le crochet ouvrant annonce une série, un « tableau » (array), comme pour marquer le caractère justement sériel du recueil que le lecteur tient entre ses mains. Les crochets [] annoncent souvent une série d’éléments similaires, dont la structure sera répétée, potentiellement indéfiniment. Le lecteur pourra s’attendre à lire des objets ou des éléments similaires, un à la suite de l’autre; c’est en particulier sur cette structure que nous nous pencherons ici.

{
  "signal": "1",
  "navire": "saudade",
  "chavire": [
    14.803571,
    -20.492766
  ],
  "naufrage": [
    "de vieilles femmes",
    "recrues par l’ordure",
    "sur lesquelles une neige étrangère",
    "de vieilles femmes",
    "purifient",
    "d’aisances le citoyen",
    "du digne qui s’offre les heures",
    "des heures carmélites",
    "de vieilles femmes",
    "..."
  ]
}

Un message est représenté par un objet tel que le premier « signal » montré dans la figure 2.2. Il est caractérisé par les quatre attributs suivants :

Les correspondances entre les étiquettes et leur contrepartie « par défaut » (par exemple, signal au lieu de id) sont évidentes pour quiconque a déjà expérimenté avec des données JSON. Ces formes de réécriture confèrent aux propriétés, d’ordinaire cachées car réservées à un usage essentiellement technique, une dimension poétique : loin de n’être que des adaptations thématiques au contexte de l’œuvre, elles participent à exprimer autre chose que ce que les valeurs de propriété à elles seuls seul racontent. En particulier, le couple longitude/latitude prend un sens plus grave lorsqu’il est dénoté par l’attribut chavire : ne renvoyant pas simplement à des coordonnées prises au hasard dans une étendue d’eau, il dénote l’emplacement précis du drame qui ponctue chaque « message », chaque « naufrage » (balisé comme tel dans le texte). Les métadonnées exposées, bien qu’elles soient limitées, jouent une part substantielle dans la construction du sens. Elles participent d’une lecture littéraire qu’un lecteur puisse faire du texte en format JSON. L’argument avancé ici est que la nomenclature n’est pas seulement de nature technique, elle résulte d’un choix particulier qui connote la lecture et oriente le sens des valeurs3. Lu littéralement, l’extrait peut être extrapolé trivialement en une phrase continue, comme la suivante : « Le navire saudade chavire à la coordonnée géographique 14.803571, -20.492766; voici le récit de son naufrage. »

La syntaxe stricte et relativement concise du format JSON (les couples clé/valeur séparés par un deux-points) ne l’empêche pas d’être facilement lisible par des êtres humains – c’est d’ailleurs l’un de ses atouts par rapport à d’autres formats de stockage de données. Ainsi, les premières lignes de l’œuvre en format JSON ont pour effet de décrire certains éléments de paratexte explicites, car entendus d’une manière particulière. Le recueil, d’après son texte de présentation, « est la voix des morts » : il met en mots une série de drames dispersés çà et là autour du globe, aux situations géographiques parfois plus opposées les unes que les autres, mais toujours de manière anonyme. À la question « Qui parle? », la réponse est sans équivoque : cette « voix des morts », c’est d’abord celle de Beata Raoul, rappelle le texte d’ouverture (ligne 2, figure 2.1).

Comment lire l’œuvre? Sur la question (implicite) de la généricité, l’appareil éditorial donne très peu d’indices : la quatrième de couverture comporte un bref extrait de cinq mots qui se substitue à l’habituel résumé qu’on y trouverait. Pas de mention de ni de l’autrice ni de l’éditeur, et encore moins de la catégorie générique; il faut ouvrir le livre pour avoir ces informations, en commençant par le faux-titre, suivi de la traditionnelle page titre. Abrüpt l’annonce partiellement à la ligne 3 de l’ouverture (figure 2.1) tout en esquivant habilement la question : il s’agit d’un « recueil » (élément de la forme), mais d’un recueil de « naufrages » (élément de contenu). Cette ligne est intéressante : elle combine l’annonce générique avec une donnée qui renvoie moins à la forme qu’au contenu du livre. On a affaire à un recueil – mais un recueil de quoi, formellement? La lecture du JSON offre une première réponse : un recueil d’« objets » (délimités par des accolades {}), définis régulièrement par les quatre propriétés mentionnées précédemment, dont le plus substantiel sur le plan textuel constitue le « naufrage », composé d’une série de chaînes et qu’on pourrait ainsi assimiler au « corps » du texte, le corps de chaque « message ». La mise en forme donne davantage l’impression que ces chaînes correspondent, sur le plan formel, aux vers d’un poème : disposés ligne par ligne et dépourvus de ponctuation régulière (majuscules, points), leur structure syntaxique libre (voire dysfonctionnelle du fait, par exemple, phrases sans verbes) manifeste un affranchissement des contraintes de la prose continue, tout en se conformant à la syntaxe du format JSON. En maintenant une certaine ambiguïté sur la question de la généricité (bien qu’on y retrouve certains indices s’apparentant aux vocabulaires visuel et lexical de la poésie), Abrüpt ne renvoie pas à un mode d’emploi de lecture tout fait, préexistant, ou même familier. Partant, comment lire l’œuvre?

2.1 Une invitation à (re)lire les données

En entamant notre analyse, nous avons déjà commencé à y répondre : en lisant le texte en format JSON pour lui-même. Rappelons que JSON est d’abord format d’échange de données interopérable, destiné à l’utilisation par des applications logicielles. Sa présence dans un artéfact imprimé est, en pratique, tout à fait inutile d’un point de vue fonctionnel, et superflue pour l’œil humain qui doit s’accomoder du bruit ajouté par la syntaxe plutôt stricte du format (guillemets doubles encadrant chaque chaîne de caractères, séparation obligatoire des éléments de même niveau par une virgule). Embarqué dans un fichier PDF paginé, le texte au format JSON n’a déjà plus d’utilité en tant que format d’échange de données; c’est d’autant plus vrai lorsqu’il est imprimé sur du papier. À l’inverse, la mise en forme HTML de l’œuvre propose une disposition épurée qui n’inclut pas la syntaxe JSON, ni les clés de propriété. Sa persistence dans la version imprimable est d’autant plus provocatrice qu’elle contraste avec le choix d’une plus grande « transparence » médiatique dans sa publication en format numérique interactif (voir la figure 2.3), par opposition à une « opacité » qui révèle le contexte médiatique de son énonciation4. Pourquoi donc cette insistance?

Contrairement à une application qui, par définition, fait abstraction du code informatique en le maintenant hors de vue pour simplifier l’utilisation par l’usager, Abrüpt fait plutôt le choix de le montrer, de le donner à lire. La simple présence de symboles comme les crochets et les accolades suffit à connoter le texte de sa dimension numérique, ce qu’une police de caractères à chasse constante (qu’on utilise couramment pour afficher les textes informatiques à l’écran, comme des fichiers JSON) appuie par des moyens typographiques. Sauf qu’Abrüpt ne fait pas qu’évoquer le thème de l’informatique : celui-ci devient constitutif de l’expérience de lecture en régime analogique, car la lecture l’œuvre imprimée passe nécessairement par la lecture du format numérique. Pourquoi donc affubler un texte paginé, destiné à l’impression, d’une syntaxe informatique comme le JSON? Y a-t-il un sens supplémentaire à ce choix éditorial particulièrement insistant? Répétons-le : le JSON est un format d’échange de données interopérable, destiné à l’utilisation par des applications logicielles. Dans le cas de Naufrages, sa persistance dans le texte imprimé représente donc une invitation à réutiliser les données, à se replonger dans le régime numérique pour en faire autre chose. Le texte manifeste un certain souhait, que le code informatique soit lu, et qu’il soit éventuellement lu avec les moyens numériques, ce qui renvoie à une lecture particulière que nous aborderons plus loin. Nous appuyons cette hypothèse par le choix d’une licence particulière, celle du domaine public volontaire, et par la mise en forme du texte, des «données», dans une installation numérique qui révèle un surcroît de sens au texte grâce à son aspect « programmatique ». Naufrages est publié sous licence Creative Commons Zero (CC0), ce qui est effectivement le domaine public volontaire. Volontaire, puisque l’autrice ne s’en remet pas au système de droit d’auteur mis en place «par défaut» par la loi, qui prévoit un monopole d’exploitation économique n’expirant qu’entre cinquante et soixante-dix ans après la mort des auteurs5. Les dispositions de la CC0 sont à tous égards les plus permissives de la gamme de licences Creative Commons, garantissant une possibilité de diffusion, mais aussi de réutilisation sans conditions.

La page de présentation du livre se conclut d’ailleurs par la notice suivant:

Ce livre n’est pas une propriété. Ce livre est au domaine public.

L’éditeur – mais cela découle évidemment d’un commun accord avec l’autrice – propose ainsi une conception morale du livre qui réfute dès lors la conception en tant que bien de propriété privée, abolissant les restrictions pour le placer dans le domaine public. La formulation est d’ailleurs presque oxymorique, puisqu’elle semble suggérer une sorte d’appartenance (au sens de propriété), d’«avoir», au «domaine public» – seule appartenance possible pour un objet ainsi destiné aux «communs». Bien que le colophon du livre comporte l’habituelle marque «© Abrüpt», reprend les codes établis dans le milieu de l’édition pour mieux les subvertir (car juste au-dessous, on peut lire la note suivante: «Cet ouvrage est dédié au domaine public»). Cette mention n’est pas banale, car elle s’inscrit dans le projet politique plus large de la maison d’édition, qui s’inscrit résolument dans l’histoire et la tradition de la culture numérique (on pense à la «Déclaration d’indépendance du cyberespace» écrit par John Perry Barlow en 1996):

Nous usons d’une licence de libre diffusion pour tenter humblement de faire brèche dans ce qui limite la liberté de l’information, à tout le moins de créer une parallaxe aussi faible soit-elle afin d’interroger l’établi. […] Nous croyons en la liberté de l’information comme vecteur de transformations sociales

Ce qu’Abrüpt entend par de telles «transformations sociales» a été examiné au premier chapitre, mais ce que nous retenons ici est la continuation plus radicale de l’idée d’une «liberté de l’information» en tant que celle-ci est «légalement» libérée des droits qui limiteraient son utilisation. Le choix du format HTML, le langage de balisage du web (par ailleurs placé dans le domaine public) n’est pas étranger à cette question, puisqu’il garantit une diffusion et une lisibilité également élargie et non restrictive (le HTML étant caractérisé par une spécificité ouverte ; les caractères qui le composent sont au format texte, pouvant être lu par n’importe quel ordinateur).

Examinons rapidement cet « antilivre.html » : l’ensemble des « messages » y sont initialement ordonnés par signal croissant, comme c’est le cas dans version imprimable. Trois groupes de boutons permettent de paramétrer la disposition des textes, par exemple d’appliquer un filtre selon le quadran géographique auquel appartient le couple de coordonnées. Le lecteur peut choisir de masquer les métadonnées (numéro de signal, titre, coordonnées) pour ne garder que le contenu du « naufrage » visible. Celui-ci peut être affiché en conservant les sauts de ligne pour délimiter les « vers », ou en les enchaînant de manière continue et fluide. Enfin, les « messages » ainsi que leurs lignes respectives peuvent être réordonnées de manière aléatoire, ou encore selon leur séquence initiale.

Capture d’écran de l’œuvre Naufrages en version web.

Cette mise en forme esquisse sommairement quelques possibilités de manipulation des données, mais, du fait de sa sobriété, elle invite rapidement à en imaginer d’autres et à regarder les données d’une manière différente. Que faire par exemple des valeurs numériques de la propriété chavire? Comment les lire? Là encore, une lecture littérale – ou même littéraire – ne suffit pas. Il apparaît évident qu’il s’agit de coordonnées géographiques et qui doivent donc être lues comme telles. Seuls, les nombres qui les composent demeurent abstraits et relativement inintelligibles; pour qu’ils aient du sens, ils doivent être lus avec l’aide d’outils cartographiques. Car qui pourrait dire, à doigt levé, que le point [-0.999999, 33.933333] (signal #7) se trouve à la jonction frontalière de trois pays différents, ou que le couple de coordonnées [25.9756542, -96.9239842] (signal #22) se situe exactement sur la frontière maritime séparant le Mexique et les États-Unis? Seule un lecture numérique – c’est-à-dire avec les outils de l’écosystème socionumérique, avec les intuitions conditionnées par la culture numérique (et éventuellement des pratiques liées à la programmation) – permet de le dire. Nous pouvons dire que le format JSON invite au moins déjà à le faire en présentant le texte sous forme de « données » : plutôt que d’effectuer une mise en forme grâce à laquelle le lecteur ou la lectrice saisirait la structure par des moyens visuels (taille et choix de police typographie, disposition hiérarchique sur la page, etc.), les auteurs ont plutôt énoncé la séparation structurale en recourant à des couples de valeurs explicites, avec des propriétés littérales (signal, navire, chavire, naufrage, mais aussi celles du préambule que sont voix, recueil, fabrique, libre, messages). Ce type d’explicitation est particulièrement utile en contexte de programmation, puisqu’elle permet d’appeler les données directement afin de d’en faire une manipulation systématique, que ce soit à des fins de tri ou de filtre (afficher les naufrages localisés dans un certain cadran géographique), de mise en forme générique (afficher tous les champs signal en petits caractères à chasse fixe et tous les champs navire en police de titre) ou même d‘analyse (nous y reviendrons). L’une des opérations les plus communes en programmation consiste à écrire des boucles. Une boucle consiste à énoncer une série d’opérations qui seront répétées par l’ordinateur. Par exemple, une boucle très simple consiste à demander à l’ordinateur de compter de 1 jusqu’à 100 : en démarrant un compteur à partir de la valeur initiale (soit 1), celui-ci est augmenté à chaque itération de la boucle tant et aussi longtemps que la condition de la boucle est satisfaite (c’est-à-dire, que le compteur est inférieur à 100). Lorsque la condition n’est plus satisfaite (ici, quand le compteur est égal ou supérieur à 100), alors la boucle s’arrête et le compteur cesse d’être augmenté. De même, il est possible de lancer une itération sur un ensemble de données sérielles, comme un tableau dont chaque rangée constitue un élément sur lequel exécuter les instructions de la boucle. La boucle s’arrête alors après avoir atteint la dernière rangée du tableau. Dans Naufrages, l’œuvre est représentée sous forme d’un objet, dont la propriété messages est un tableau à 33 entrées, chaque entrée correspondant à un « message » du recueil. On pourrait donc procéder à une itération sur l’ensemble des messages et en extraire l’information que l’on veut, par exemple pour produire une table des matières.

// Une façon d’importer les données à partir du fichier JSON
// et de les référencer grâce à la variable `oeuvre`.
import * as oeuvre from
  'abrupt_raoul_beata_naufrages_antilivre.json';

/**
 * Ce fragment effectue une boucle sur l’ensemble des `messages` :
 * pour chaque `message`, on ajoute une entrée dans une
 * table des matières hypothétique.
 */
oeuvre.messages.forEach(message => {
  // Pour chaque message, on ajoute une entrée avec les
  // propriétés `signal` et `navire`.
  tableDesMatieres.ajouterUneEntree({
    signal: message.signal,
    navire: message.navire
  });
});

Ce bref exemple (figure 2.4) illustre comment la mise à disposition de « données » structurées, représentées dans un format facilement exploitable par un système informatique, permet une utilisation aisée et rapide. On n’a pas besoin de procéder à une transcription de l’œuvre dans un format numérique (en reportant l’écriture « sur papier » à une écriture « sur ordinateur ») ou à une conversion dans une représentation particulière. La plupart des langages de programmation sont outillés pour « lire » le format JSON, dont le balisage est décrit par un standard ouvert6. Abrüpt, l’éditeur, donne directement accès au « texte brut » (par opposition au « texte formaté », comme c’est le cas dans un logiciel de traitement de texte Microsoft Word ou de mise en page Adobe InDesign, dans lequel le même « texte » est dissimulé dans un vaste ensemble vaste de données de balisage). Cela est aussi différent d’une représentation graphique, comme une photocopie, dont un ordinateur ne peut faire la lecture du texte qu’en passant par une étape de reconnaissance optique de texte, ou océrisation. Si Abrüpt rend accessibles sous forme de dépôts en ligne les fichiers sources de la majeure partie de sa production, rarement met-elle autant l’accent sur un fichier source dans une œuvre – d’où l’attention particulière que nous portons à Naufrages sur ce point précis. L’accès au « texte brut », réitéré par le report de la syntaxe JSON dans l’artefact imprimé, est d’une signification particulière dans un flux de publication. Certaines chaînes éditoriales ayant comme format pivot le markdown (ou d’autres documents au format texte) permettent de regénérer aisément des formats de sortie multiples, sans avoir à faire des aller-retours entre les fichiers sources (manuscrits) et les formats de mise en page (fichiers de sortie, obtenus à la fin du processus d’édition). Cela est possible grâce au principe d’interopérabilité permis par les fichiers texte7. Nous croyons que le JSON est suffisamment connoté d’un caractère fonctionnel – en particulier dans un contexte de programmation informatique – pour que notre hypothèse tienne la route.

Si le passage d’une forme de « texte brut » numérique à une mise en forme graphique (comme un document PDF imprimable) est chose relativement aisée, l’inverse ne l’est pas autant.

Que ferait une personne numériquement initiée devant un tel type de données? Elle pourrait « copier » les valeurs de longitude et de latutide et les « coller » dans un moteur de recherche, voire directement dans une plateforme de cartes numériques (OpenStreetMap en est un exemple librement accessible8). Elle pourrait utiliser un outil d’annotation permettant de visualiser simultanément plusieurs marqueurs, tel que uMap9. Une démarche plus avancée, car nécessitant des compétences et des ressources de programmation, impliquerait d’employer les données progammatiquement pour scripter une visualisation sur mesure, en utilisant un langage de programmation comme,Python, R ou JavaScript). On peut avoir recours bien sûr à une bibliothèque logicielle qui facilite l’interaction avec une carte numérique (par exemple, Leaflet10 pour le JavaScript) et une base de données cartographique (comme OpenStreetMap, disponible en libre accès), puis d’y ajouter des marqueurs directement à partir du JSON source. L’écriture d’un programme, même simple, assure une visualisation facilement reproductible : on n’a qu’à relancer les scripts dans un environnement d’exécution approprié, et la machine s’occupe du reste.

Sortir de la « domestication » (Jack Goody) d’une pensée résolument plurielle ouvre ainsi l’idée d’une « présentation des données » qui ne se réduirait pas immédiatement à leur mise en ordre, mais qui effectuerait un redoublement différé de la structure graphique première, s’émancipant totalement de celle-ci11.

Cette voie requiert certes davantage d’investissement de la part du lecteur et elle est peu susceptible de se produire dans la plupart des usages, mais nous soulignons néanmoins l’ouverture théorique permise par le JSON, dont la présence remarquable dans la version imprimée renvoie sans cesse à une manifestation particulière dans son registre numérique – partant, à son caractère programmatique. Mais éclaircir ce point, il faudrait interroger la notion même de programme.

2.2 Programme?

La phrase suivante, qu’on peut retrouver sur la page web de l’œuvre, est accolé à son résumé :

Ce livre n’est pas un livre. Ce livre est un programme12. [Ce sont les auteurs qui soulignent.]

Qu’entend-ton par «programme»? Le terme accuse de multiples acceptions et de nuances selon le contexte dans lequel il est employé. À l’origine, un programme désigne une inscription particulière. Étymologiquement, c’est un emprunt au grec ancien programma, littéralement «ce qui est écrit à l’avance», d’où «ordre du jour, inscription»13. Le terme lui-même est dérivé de prographein «écrire auparavant, en-tête de; afficher, placarder» (cela peut aussi être une notice publique, un édit affiché)14. Parmi ses nombreuses acceptions, un programme désigne donc d’abord une inscription, un artéfact scriptural (de la première définition qu’en donne le dictionnaire de l’Académie française: «feuillet, livre, affiche»15). S’il désigne d’abord un objet écrit, le programme dans son sens «matériel» se confond rapidement avec une autre acception, qui arrive en 1789 avec la Révolution française: celle d’un «exposé général des intentions et projets politiques (d’une personne, d’un groupe)»16; on parle alors de programme politique. À ce propos, Anthony Masure remarque:

Ce changement de sens est déterminant, puisque programme en vient alors, par extension, à désigner un ensemble d’actions que l’on prévoit d’accomplir, une suite d’actions que l’on envisage en vue d’un résultat […]. D’un coup le programme renvoie au prévisible, et surtout on passe d’un ensemble d’actions, sujets, etc., à un regroupement établi en fonction d’une chronologie17.

Un programme lie une pensée ou un projet à des événements futurs; il scripte un déroulement à venir; il pré-règle une certaine chronologie (qui est loin d’être définitive, nous y reviendrons). C’est un écrit opératoire, éventuellement exécutable: s’il est d’abord de l’ordre du discours, il comporte aussi un versant pragmatique, destiné à énoncer, voire à mettre en application, des actions concrètes (nous reviendrons sur ce point, qui dépasse la simple dimension conative du langage).

C’est plus tard qu’apparaît le substantif informatique:

Son acception en électronique (1954), où il designe l’ensemble des dispositions déterminant l’ordre de fonctionnement d’une machine, est un emprunt à l’anglais programme (en ce sens depuis 1946), altération d’après le français de la forme ancienne program, programma (XVIIe s.). Par analogie, programme est repris en génétique (programme génétique, ou simplement, programme), avec l’idée de codage[^@Rey2022].

Même entendu comme substantif pour désigner les instructions informatiques, le terme s’inscrit quand même dans une richesse plurivoque, et dont l’usage fait par Abrüpt reste ambigü. Nous faisons le pari qu’exploiter cette plurivocité ambigüe, la traiter sous ses multiples angles d’interprétation, permette de faire surgir un surcroît de sens à l’œuvre, mais aussi de reconnaître la richesse du concept de programme, notamment dans son acception projectuelle, celui du pro-jet.

Un programme exprime un déroulement (programmer signifiant «établir un programme»), comme c’est le cas d’une grille-horaire de radio ou de télévision. Un tel programme, dans le cadre des médias de masse, suppose une structure plutôt rigide sur laquelle l’auditrice ou le téléspectareur n’a, en principe, aucune emprise: une émission programmée à une heure donnée par le diffuseur entrera «en ondes» (pour employer l’expression analogique) ni plus ni moins à cette même heure; une pause publicitaire sera présentée à l’instant choisi par le diffuseur, soit à un moment programmé d’avance dans la grille-horaire, soit à un moment décidé comme opportun lors d’un événement sportif ou d’un bulletin spécial. Le téléspectateur, lui, n’a aucun contrôle sur sur la programmation (l’établissement du programme) comme telle, celle-ci est entièrement fixée par le diffuseur dans une chronologie linéaire. Ce «déroulement idéal», en tant qu’il serait prévisible et répétable, c’est le sens (justement, à connotation idéelle) que donne Jean-Michel Salanskis à programme dans le contexte du computationnel:

Il me semble qu’il faut reconnaître ici, que les bouts de programme qui tournent et font vivre la matière au gré de l’idéalité des programmes, de tous côtés autour de nous, ne nous renvoient pas à la ressource de l’être. Ils sont en effet «ingrats» à l’égard de l’être, de l’existence en ce sens. Ils sont bien indexés sur une absence, mais c’est celle de l’idée, pas celle de l’être. Ils renvoient à l’invariant, à l’Un des répétitions idéales: à l’identité – introuvable au-delà de ses marquages – du programme, du texte, du nombre, du vecteur symbolique, etc. La notion même de processus est convertie pour ainsi dire à ce format de l’idéal et du répétable. C’est ce que signifie le concept de programme, exactement: un devenir qui obéit à un schéma idéal lui-même agencé selon des règles18.

Le programme, pour Salanskis, semble cristalliser un rapport au monde presque téléologique à l’endroit de l’idéateur du programme: le programme porte ainsi la «faculté de simuler les fonctions idéales»19, ce qui est vrai dans la mesure où un programme opérationnalise effectivement une pensée – la met en œuvre, permettant son expression différée par l’exécution – en l’encastrant dans un dispositif qui «force» le réel à répondre à cette idéalité programmée. Les ordinateurs sont certes d’excellentes machines à «répéter» – la «boucle», désignant la répétition conditionnelle d’une série d’instructions, représente l’une des opérations les plus courantes dans les langages de programmation –; sauf que la réduction à des processus répétables échoue bien souvent à tenir compte de l’ensemble des contingences auxquelles sera soumis un programme informatique, que ce soit en raison d’une simple erreur de logique (entraînant inévitablement une exception, une erreur), l’introduction d’un bogue (comportement non anticipé du programme, parfois en raison d’interactions complexes) ou tout simplement pour des raisons matérielles (l’exécution d’une «boucle infinie», dont aucune condition logique n’arrêtera son fonctionnement, peut ainsi épuiser la mémoire disponible sur l’ensemble d’un système informatique).

Le spectateur (ou l’utilisateur) du programme se retrouve ainsi pris entre deux pôles: son adhésion totale au programe, ou, à l’inverse, son adhésion nulle. Dans le premier, le programme s’impose au spectateur, qui le reçoit tel quel sans chercher à le modifier. En supposant un schéma «idéal» de communication (que nous reconnaissons à peu près impossible à recréer dans des circonstances réelles), le programme prévu par le parti émetteur (le diffuseur en particulier) retrouve sa correspondance chronologique inscrite dans l’esprit du spectateur, dont la conscience est «programmée» (ou «temporalisée20») selon le déroulement prévu par le dispositif (et éventuellement par les auteurs d’un tel dispositif). Nous employons le terme «dispositif» dans la lignée des philosophes ayant réfléchi aux implications philosophiques de la technique, particulièrement en regard de la définition synthétique qu’en a fait le philosophe Giorgio Agamben:

En donnant une généralité encore plus grande à la classe déjà très vaste des dispositifs de Foucault, j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants21.

C’est ainsi que Bruno Bachimont distingue le programme de la simple écriture, en lui attribuant un caractère justement structurant (et prospectif, destiné à obtenir un résultat futur):

Si l’écriture permet la synthèse du temps dans l’espace, en permettant que ce qui est dispersé dans le temps (flux de la parole) soit rassemblé dans l’unité d’une représentation spatiale synoptique, offrant au regard de l’esprit la possibilité de répéter des configurations synthétiques constituant de nouveaux concepts, l’informatique permet le déploiement de l’espace en temps. En effet un programme n’est pas autre chose qu’un dispositif réglant un déroulement dans le temps, le calcul ou l’exécution du programme, à partir d’une structure spécifiée dans l’espace, l’algorithme ou programme22. (Nous soulignons.)

Un programme représente ainsi un certain type de dispositif. L’adhésion totale au programme, en ce sens, reviendrait à une correspondance totale chez le «spectateur», le récepteur du programme: c’est l’aboutissement ultime du contrôle par un dispositif tel qu’énoncé par Agamben. Il s’agit d’un premier pôle, évidemment théorique; dans la réalité, une correspondance totale entre l’énonciation prospective d’un programme et son effectuation réelle variera indéfiniment. Pour reprendre l’exemple du téléspectateur dans son salon, bien qu’il puisse agir sur certaines conditions entourant sa propre réception, en choisissant à quel moment il allume son appareil ou en réglant le niveau sonore dans son salon par exemple, il se voit néanmoins imposer une structure de base qui lui revient ou non d’altérer (de «reprogrammer») pour lui-même. La multiplication des grilles-horaires et des canaux de diffusion offre également une matrice de différents choix (certes discrets, c’est-à-dire non illimités), permettant de changer de «programme» à tout moment (donnant éventuellment lieu au zappage, cette série de sauts rapides entre les différentes chaînes de radio ou de télévision).

Dans le second pôle, les degrés possibles de modification requièrent l’adoption d’un posture active (aussi minimale soit-elle) et dépendent d’une myriade de facteurs, dont la connaissance des paramètres de contrôle les plus élémentaires (par exemple, connaître la fonction des boutons de sa télécommande) et d’une éventuelle «littéracie» (compétences de lecture-écriture pour un domaine particulier).

           Conformité des effets d’un programme           
  chez un individu récepteur selon un continuum théorique

        |------------------------------------------|
Réception/adhésion                       Réception/adhésion
      TOTALE                                     NULLE

Nous pourrions imaginer qu’une adhésion totale au programme tel quel suppose une posture totalement «passive» de la part du sujet, la «transmission» idéale (pour parler en termes de théorie de la communication élémentaire) du programme s’effectuant mécaniquement, sans médiation subjective. Le programme se retrouve alors intégralement inscrit, si l’on peut dire, dans l’«esprit» du spectateur. À l’inverse, une non-adhésion complète au programme pourrait supposer une posture «active» du sujet, qui traite le programme comme information et refuse délibérément, activement, de l’assimiler, autant le discours qu’il incarne les comportements qu’il induirait. Ces paradigmes de la transmission s’inscrivent dans une perspective cybernétique, dans laquelle on considère un programme comme de l’information, et l’effet de ce programme comme le patron (pattern) résultant de l’intégration de cette information. Un patron correspondant totalement au programme émis, dans lequel l’information y serait décodée et intégrée telle quelle, correspondrait donc au premier pôle d’adhésion totale. Par exemple, un corps gouvernemental, suite à la lecture d’un programme politique par ses membres, réalise effectivement l’ensemble des objectifs énoncés par . Il est partiellement réussi s’il est entièrement communiqué et que seuls certains objectifs sont réalisés. Le programme est un échec effectif total lorsque les membres de la classe politique prennent entièrement conscience du programme et refusent explicitement de réaliser l’ensemble de ses objectifs; le résultat est une non-conformité totale des résultats attendus (ou programmés par le programme politique); entendu comme un système d’information, c’est une non-correspondance absolue entre le programme d’entrée et le patron de sortie. Cette perspective est bien entendu grandement simplificatrice. Elle ne tient pas compte, par exemple, des effets (subtils, complexes et réticulaires) de la dialectique (pour prendre un contre-exemple, un gouvernement élu peut décider d’adopter sous forme modifée certaines propositions faites par un autre parti), mais dont on pourrait justement tenir compte grâce à une modélisation appropriée (par exemple, modéliser ce qu’on considère comme la «variation», au sens formel, d’un même thème ou d’un même concept23).

Sauf qu’il arrive qu’un telle modélisation ne soit pas possible pour des raisons thermodynamiques, et que l’aléatoire entropique puisse être générateur d’un sens éventuellement déterminé sans qu’il n’y ait de patron identifiable. Dans son ouvrage How We Became Posthuman [«Comment nous sommes devenus posthumains»], N. Katherine Hayles défend le caractère déterminant du corps et de la matière dans les systèmes d’information, et, ultimement, dans l’émergence de la subjectivité (issue de l’intrication discursive entre des acteurs humains et non humains). Déconstruisant les principaux présupposés qui fondent la plupart des visions du posthumanisme, Hayles note l’importante scission qui s’est historiquement opérée entre corps (la matérialité) et information. Le résultat est un parti pris pour l’information, entendu comme patron qui subsiste à n’importe quel médium capable de le «supporter». Si l’on arrivait à réduire la conscience à un ensemble d’information codifiées, alors il importe peu que le «support matériel» soit constitué de tissus organiques ou de silicone: elle peut être «téléchargée» de manière à transcendre le médium qui la supporte24. Un tel constat – la formalisation de la conscience dans un ensemble fini de symbols manipulables – impliquerait l’atteinte effective de l’immortalité25. En revanche, une telle vision repose sur un profond «biais informationnel», une attitude selon laquelle un patron d’information constituerait le noyau essentiel d’une vie humaine, et le corps biologique, un «support» instrumental, d’importance secondaire car substituable, inessentiel car accidentel. Hayles pourfend ce dualisme en montrant les intrications irréductibles entre information et matière – desquelles surgit, de manière non déterminable, une subjectivité particulière. Si l’information a pu en venir à être formellement modélisable et quantifiable (car soigneusement distinguée du concept de «sens» ou «signification», variable selon le contexte), de même que la quantité de matière que l’on peut mesurer avec précision, le sens, quant à lui, n’est pas objectivment déterminable par les seuls moyens de l’observation. Sauf que le sens participe bel et bien du réel (par l’inscription, cette écriture intentionnelle, ou la programmation), et ce n’est pas parce qu’il ne peut pas être régi par le formalisme des sciences exactes qu’on doit y renoncer.

C’est au détour de la théorie de l’information et de la thermodynamique que nous retrouverons l’indétermination qui nous est chère pour approfondir la richesse conceptuelle du programme, entre sa fermeture anticipée et ses ouvertures à imaginer.

2.3 La courbe de Shannon et le démon de Maxwell

Reprenant en partie la thèse du mathématicien Claude Shannon, Hayles souligne que l’aléatoire véritable participe ainsi, dans une certaine mesure, à la formation de certains systèmes d’information:

Si l’information est patron [pattern], alors la non-information devrait être l’absence de patron, c’est-à-dire l’aléatoire. Cette attente relevant du bon sens se heurte à des complications inattendues lorsque certains développements en théorie de l’information impliquaient que l’information pourrait correspondre à de l’aléatoire ainsi qu’à des patrons. La caractérisation de l’information à la fois par patron et aléatoire s’est avéré un puissant paradoxe, menant au constat que dans certains cas, du bruit informationnel [noise information] peut entraîner un système à se réorganiser à un niveau de complexité supérieur. Dans un tel système, patron et aléatoire sont combinés dans une puissante dialectique qui les rend non pas opposés mais complémentaires ou supplémentaires l’un à l’autre. Chacun aide à définir l’autre; chacun contribue au flux d’information à travers le système.26

Si un phénomène totalement aléatoire apparaîtrait a priori antinomique au concept d’information (puisqu’il ne renverrait à rien de certain), le fait que la correspondance entre information et patron soit contestée a remis en cause les fondements mêmes d’une telle épistémologie27. L’aléatoire (entendu substantivement, randomness) serait aussi corrélé à de l’information28 et, éventuellement, constitutif de l’émergence du sens (information et signification étant, rappelle Hayles, deux concepts totalement distincts en théorie de l’information). Sauf que la notion de programme – pris au sens d’écriture anticipatoire, de pré-réglage du réel par l’inscription – cesse-t-elle d’être opérante lorsqu’elle ne renvoit à aucune certitude? Car il doit bien avoir une certaine persistence de «l’écriture programmatique» qui constitue le programme, à l’instar du «programme» génétique qu’on désigne ainsi parce qu’il procure une certaine permanence, une certaine reproductibilité d’un organisme à l‘autre. De quelle manière l’aléatoire peut-il être articulé dans le paradigme du programme? La place faite à l’aléatoire dans les dispositifs d’Abrüpt ne nous semble, en ce sens, ni anodine ni dépourvue de sens; nous tâcherons d’élaborer sur ce point le moment venu.

L’expérience de pensée du démon de Maxwell29, un problème classique en thermodynamique, constitue un tremplin vers une interprétation cohérente – et épistémologiquement fertile – permettant de lier information et entropie. L’expérience suggère qu’il serait théoriquement possible de générer un gain d’énergie dans un système fermé tout en y diminuant l’entropie, sans y injecter de travail supplémentaire, violant ainsi les premier et deuxième principes de la thermodynamique. La séparation «passive» des molécules rapides et lentes entre deux chambres d’une même boîte, réalisée grâce à l’ouverture contrôlée d’une «porte», entraînerait la diminution de l’entropie d’une part et le gain énergétique de l’autre. Sauf que cette «passivité» supposée ne peut être abstraite du problème: en effet, c’est précisément l’acquisition de l’information requise pour contrôler la porte de manière opportune (dont l’ouverture suppose une dépense d’énergie nulle ou inférieure au gain énergétique final) que le problème se résout de lui-même. Qu’ils soient effectués par un être biologique ou une machine calculante, l’acquisition et le traitement d’information ne sont pas négligeables et doivent être compris dans le système sur lequel le démon intervient30. L’information, indissociable de son contexte matériel d’existance, n’échappe pas aux lois de la physique (les principes de la thermodynamique sont respectés); la nature mécanique de son existence introduit une part d’entropie, et c’est précisément grâce à cette correspondance entre information et entropie que le paradoxe du démon de Maxwell a pu être levé. L’expérience de pensée est également significative parce qu’elle réintègre l’observateur dans le système auquel on le supposait «extérieur». Elle permet de reconnaître la part constituante de l’observateur, en ce sens qu’il produit un effet réel et mesurable sur ce système. Le prolongement de ce constat – l’accroissement linéaire de l’information avec l’entropie – débouche sur une conclusion qui paraît à première vue absurde: une entropie maximale, qui est perçu comme de l’aléatoire total ou chaos, correspondrait à une quantité maximale d’information. La théroie de l’information a montré que le «bruit» est aussi de l’information; le «bruit» qui accompagne un signal – le grichement des fréquences radio ou l’image hachurée d’un téléviseur analogique, par exemple – représente un surplus, au sens de la théorie de l’information. Le raisonnement proposé est le suivant: un message qui serait parfaitement ordonné devient prévisible au point de ne rien apprendre au récipiendaire; c’est «l’élément de surprise», ce qui n’était pas déterminé d’avance, qui donne à l’information sa teneur informative. Le «bruit», qui ajoute une dimension aléatoire, peut notamment jouer ce rôle d’élément de surprise. Sauf que le chaos, par définition, ne présente aucun patron compréhensible, n’offre aucune prise intelligible sur lui: il représente l’absence totale de prévisibilité. Un message complètement «brouillé», qui n’est plus constitué que de bruit (annulant tout patron structurant), contiendrait tellement d’information qu’il devient aussi inutile, d’un point de vue informatif, qu’un message parfaitement totalement dépourvu de surprise. Soulignons néanmoins que le fait qu’un signal apparaisse chaotique n’exclut pas qu’il puisse être régi par des logiques d’un ordre supérieur de complexité31.

La réconciliation entre les deux pôles que représentent, d’une part, un message parfaitement ordonné (prévisible et peu informatif) et, d’autre part, un signal complètement aléatoire (imprévisible et surprenant) repose sur un mélange d’ordre et de surprise32. C’est ce qui est modélisé par la courbe de Shannon, qui modélise la quantité d’information en fonction de la probabilité:

La quantité d’information contenue dans un message atteint un pic lorsque les parts d’aléatoire de de non-aléatoire atteignent 50% chacune. Warren Weaver, l’un des commentateurs les plus importants de Claude Shannon, a cherché à nuancer la modélisation faite par ce dernier: il a cherché à caractériser le bruit informationnel que Shannon, qui travaillait dans le secteur des télécommunications, percevait négativement comme de l’interférence. Shannon a souligné qu’il n’y a rien de tel qu’un message non médié: la médiation est essentielle au processus de communication, et tout processus de médiation est susceptible d’introduire des degrés variables d’interférence. Le bruit constituant une autre forme de transmission d’information, il s’agit d’évaluer si cette information, par définition accidentelle et involontaire de la part de l’émetteur, s’avère utile ou non au destinataire. C’est ce que Weaver a nommé équivocation, un concept qui rend compte du caractère justement ambigu du bruit informationnel33: si le bruit peut tantôt nuire à la réception du message (l’équivocation est alors dite «destructive»), il peut aussi contribuer à l’accroissement du contenu d’information dans un système donné34. Le caractère indéterminé du bruit informationnel trouve son actualisation du côté l’observateur ou encore du récepteur du message, dont le savoir préalable permet de distinguer le bruit de la charge informationnelle utile: «le savoir de l’observateur est ainsi ré-intègré», note Hayles35, de manière à orienter l’effet et la portée du message. C’est donc la connaissance du savoir non seulement vis-à-vis d’un message en particulier, mais la connaissance du système en entier qui compte36. Ce qui compte comme «bruit» ou information n’est ni donné ni absolu, mais émerge plutôt du contexte relationnel particulier dans lequel s’inscrit un message, en tenant compte des dynamiques de traitement de l’information – partant, des formes de subjectivité impliquées. (Si la correspondance entre ces deux régimes d’entropie, thermodynamique et informationnelle, suscite un certain intérêt, les deux concepts doivent néanmoins être distingués37.) Il nous semble qu’Abrüpt problématise précisément cette distinction entre bruit et information du fait de son énonciation ambigüe, plurivoque et idéologiquement située, tel que discuté au premier chapitre:

[…] nous prenons note d’une cyberpoétique dont le verbe fomente l’erreur au cœur du réel. Il bruit38.

Le passage ci-haut repose au moins sur un double effet stylistique: d’une part, l’attribution de qualités subjectives au «verbe» (en lui supposant la qualité d’être animé) et, d’autre part, une translexicalisation du «bruit» (en le faisant passer du substantif au verbe, dont le «verbe» personnifié est ici le sujet). Cette faculté d’autoproduction conférée à la langue, au «verbe», apparaît à l’instar des organismes vivants, à qui l’on attribue un caractère autonome – et l’autonomie est contraire à une attitude qui serait, disons, mécaniste ou fataliste (où la finalité serait fixée d’avance). Elle suggère peut-être aussi que la langue est aussi une affaire de bruit, de communication éminemment plurivoque, voire équivoque, et donc «imparfaite» du fait que l’univocité n’est jamais garantie. Qu’est-ce que «bruire» si ce n’est s’énoncer de manière improbable, émettre des messages qui n’ont pas de sens donné a priori?

Nous avançons que le programme, grâce à sa dimension scriptoriale, peut être d’abord appréhendé à l’aune de la théorie de l’information: son «texte» programmatique (au sens large de production linguistique) peut être compris selon une heuristique communicationnelle émetteur/transmission/récepteur. Le contexte matériel d’inscription du programme articule aussi son opérationnalisation, la mise à exécution de l’intention embarquée, du fait de son caractère prospectif. Sauf qu’il ne suffit pas de prendre la dimension «littérale» du programme au pied de la lettre (la lecture suivie du code qui le compose, par exemple). Les observations en théorie de l’information ont montré que, s’il est possible de se focaliser sur le degré de certitude d’un message (décrit grâce à une modélisation probabiliste), il est aussi possible de prendre l’information à contrepied pour considérer la richesse du «bruit» informationnel (la part constitutive de l’aléatoire dans la production d’une certaine quantité d’information). La controverse scientifique entourant un tel dualisme d’attitudes (à savoir si l’aléatoire est souhaitable ou non) est intéressante, souligne Hayles, parce qu’elle permet de faire émerger une synthèse qui repose sur la complémentarité, non l’exclusivité, des disciplines desquelles sont issues des points de vue opposés: si le «bruit» constitue une part indésirable d’un message (considéré à la réception), la variation génétique (considérée à la source) est au contraire la pierre de touche de la biodiversité. C’est comme regarder un verre à moitié vide ou à moitié plein, dit Hayles: la réponse importe non pas du fait qu’elle soit bonne ou mauvaise, mais parce qu’elle révèle une orientation vis-à-vis du verre – partant, «une attitude vis-à-vis de la vie elle-même39». C’est aussi la construction des programmes, particulièrement le traitement qui est fait de l’aléatoire et de la certitude, qu’il nous semble crucial d’interroger. La syntaxe JSON est-elle une forme de «bruit»? C’est justement en la considérant comme «information» que nous déployons notre réflexion autour du «programme» en tant qu’écriture intentionnelle: le JSON constitue le point de départ d’une gestuelle «programmatique», du fait de l’ouverture de son format et des pratiques de programmation qui s’y rattachent (manipulation des données par un langage de programmation, culture des API).

2.4 Gestes et programmes

La contagion programmée d’un geste, d’une série d’actions reproductibles, assurées d’une «probabilité» accrue, serait le propre du programme manipulateur voire coercitif, ce que Maurizio Lazzarato dénote par une forme particulière d’assujettissement (dérivé des remarques de Gilles Deleuze et Félix Guattari): «l’asservissement machinique»40. Là où l’assujettissement social de Foucault (qu’on pourrait résumer grossièrement par une certaine prise «idéologique» ou «morale» d’un gouvernement sur les individus, dont l’exercice se fait plutôt au niveau «discursif»), l’asservissement machinique implique une relation physique, «moléculaire», qui court-circuite l’épanouissement de la subjectivité: les rapports intersubjectifs passent par des modalités de médiation matérielles – qu’on nous pardonne la formule pléonastique, qui trahit notre insistance – qui rigidifient ces rapports selon des logiques pré-inscrites. C’est ce Lazzarato décrit concrètement avec le système bancaire:

[…] cette prise sur l’individu resterait «discursive», idéologique, «morale», s’il n’y avait pas une modalité d’implication moléculaire et pré-individuelle de la subjectivité, l’asservissement machinique, qui ne passe ni par la conscience, ni par la représentation, ni par le sujet. Le rapport «intersubjectif» fondé sur la confiance est, par exemple, dans le fonctionnement machinique de la carte de crédit, progressivement fragmenté en «opérations sociotechniques et recomposé artificiellement dans les jeux d’écritures du réseau monétaire»41.

Lazzarato prend ainsi l’exemple du guichet automatique, car celui-ci cristallise la mise en œuvre d’un tel «asservissement machinique». L’individu devient un simple opérateur au même niveau que la machine elle-même, devant obtempérer à ses directives programmées, sans autre forme de dialogue que celle prévue d’avance (ce qui a pour effet de limiter drastiquement les modalités de «négociation du réel»42):

Ce fonctionnement machinique ne convoque pas le «sujet». Lorsque vous actionnez un guichet automatique, il vous est demandé de répondre aux sommations de la machine qui prescrit de «composer le code», de «choisir le montant», ou de «retirer les billets». Ces opérations «ne demandent certes pas d’actse de virtuosité intellectuelle – au contarire, serait-on tenté de dire. Ce qui nous est demandé, c’est de réagir juste, de réagir vite, de réagir sans erreur, faute de quoi on risque d’être exclu momentanément du système». Ici, il n’y a plus de sujet qui agit, mais le «dividuel» qui fonctionne de manière «asservie» au dispositif sociotechnique du réseau bancaire. Ce que le guichet automatique active n’est pas l’individu, mais le «dividuel». C’est Deleuze qui utilise ce concept pour montrer que dans les asservissements machiniques, «les individus sont devenus des «dividuels», et les masses des échantillons, des donnés, des marchés ou des «banques de données»». […] L’individu fait «usage» de la monnaie, le dividuel est adjacent à la machine-crédit et il n’agit pas, il ne fait pas usage, il fonctionne selon des programmes qui l’utilisent comme une de ses composantes. Au dividuel, la monnaie/dette ne demande ni confiance, ni consensus. Elle lui impose seulement de fonctionner correctement selon les instructions reçues. Et cela est vrai de toutes les machines que nous côtoyons quotidiennement43.

Cet «asservissement» implique la suppression de l’individu en tant que sujet (censé assurer l’exercice de sa subjectivité individuelle) et sa réification en tant que «composante» destinée à assurer le «fonctionnement» du système. Ce qui qui nous intéresse ici, c’est la liaison entre un programme (ses protocoles, son mode d’emploi, ainsi que toutes ses injonctions non interrogeables) et l’asservissement machinique qu’il «opérationnalise» (qu’il réalise dans un sens très fonctionnel, au moyen d’une grammaire qui évacue les écarts possibles de signification):

L’informatisation ne fait ici qu’exacerber une propriété inhérente à toute machine sociotechnique (administration, armée, gouvernement): toute programmation doit nécessairement réduire la complexité du réel pour forcer les innombrables cas singuliers à rentrer dans des catégories en nombre forcément limité. La plupart de nos gestes, on l’a vu, résultent d’une forme ou d’une autre de programmation, sans que nous n’ayons à en souffrir – tout au contraire, c’est de l’extériorisation progressive de nos programmes qu’ils tiennent parfois ce qu’ils ont de plus «humain». Plus que par la dés-intégration qu’elle impose a nos individus – désintégration que sommes peut-être en train d’apprendre à mieux tolérer en nous détachant quelque peu de l’idéologie individualiste – c’est par le déni de signification que la machinisation est perçue comme mutilante44. (nous soulignons)

Le fonctionnement du code informatique est conditionnel à la non-ambiguïté de ses instructions (une formulation correspondant à deux règles d’interprétation risque de «planter», puisque l’interpréteur ou le compilateur échouera à déterminer un résultat uniforme) repose précisément sur une scission nette entre symbole et signification, entre information (objectivable du fait de la finitude des instructions) et le sens qui peut y être rattaché (sens qui ne peut être donné d’avance, mais qu’un observateur peut arriver à faire émerger grâce à l’implication subjective). Le numérique est opératoire du fait de sa discrétisation sous forme de symboles manipulables, qui sont eux-mêmes absents de toute signification a priori, nous rappelle Bruno Bachimont:

La manipulation, qui constitue donc l’essence du numérique, est bien une transformation effective et matériellement objectivable. Mais cette transformation ne peut être considérée à partir de significations qui seraient associées aux symboles formels car, par définition, ils n’en possèdent pas. Le calcul ne peut donc que poser sa propre effectivité, sans poser quoi que ce soit d’autre.

La discrétisation implique qu’il y a une rupture effectuée entre le contenu et sa signification quand on rapporte le contenu à un système d’unités vides de sens. En elles-mêmes, ces unités ne signifient rien, ne disent rien, n’affirment rien. Ce n’est qu’à travers la médiation externe d’un modèle que les unités et les transformations syntaxiques qu’elles subissent peuvent endosser un sens45. (nous soulignons)

Ce processus de dé-signification de l’information en régime numérique – cette «rupture» – a justement lieu d’être interrogé. Participant d’une certaine «fragmentation» du réel, il défait les processus de signification qui convoquent l’individu (et la subjectivité qui le caractérise); partant, ce n’est plus l’individu, mais le dividuel comme agent «fonctionnel» qui est impliqué dans une myriade de processus atomisés (entrer son code à cinq chiffres au guichet automatique, choisir parmi l’une des options proposées après d’un système de traitement d’appels automatisé, cocher l’une des cases possibles dans un formulaire en ligne):

Si l’industrialisation fragmentait les gestes physiologiques en plaçant l’ouvrier devant une chaîne de montage, l’informatisation fragmente nos gestes mentaux en les détachant de toute subjectivation intégratrice. Alors que, à travers l’assujettissement social, les sociétés disciplinaires produisaient des individus dont les gestes irradiaient depuis un centre identifié à leur personnalité, les sociétés de contrôle gèrent des «dividus» dont les gestes sont analysés et traités séparément les uns des autres. Les contradictions entre mes différents comportements n’ont même plus à se nouer autour d’une pelote intégratrice: elles peuvent se multiplier en une prolifération de schizophrénies dont plus personne ne relève les incohérences46.

Le résultat de cette «multiplication de schizophrénies» dépourvues de cohérence au sein d’un même individu caractérise la «machinisation» qui a cours, selon Yves Citton. C’est moins le sujet libéral qui décide de l’orchestration de ses propres gestes que l’ensemble des dispositifs qui l’ordonnent de s’y conformer – de manière normative ou légal47:

L’assujettissement social fonctionne à la norme, à la règle, à la loi, mais l’asservissement, tout au contraire, ne connaît que les protocoles techniques, les procédures, les modes d’emploi, des sémiotiques asignifiantes qui ne requièrent pas d’agir, mais de réagir. L’assujettissement implique et sollicite le rapport à soi, il met en jeu des techniques de soi. L’assignation machinique, en revanche, défait à la fois le soi, le sujet et l’individu. La norme, la règle et la loi ont une prise sur le sujet, mais aucune sur le dividuel. Nous avons beaucoup insisté sur l’assujettissement. En réalité, il ne constitue qu’une des modalités de production et de contrôle de la subjectivité48.

Ce qui est en jeu dans la notion de programme (pris entre ordonnancement mécanique et tremplin génératif), c’est la production, et éventuellment le contrôle, des subjectivités. Citton évoquerait ici la «réduction programmée» des subjectivités («prise infrapersonnelle et pré-individuelle») contre laquelle les programmes dits «ouverts» voire entropiques génèrent une lutte entropique, non par une désignification fermée (qui supprimerait définitivement les possibilités d’émergence du sens ou d’interprétations plurielles, ne s’adressant pas à un sujet individuel agissant mais à un «dividuel» réagissant) mais par une reprogrammation vers l’ouverture, qui rend possible l’«événementialité potentielle inhérente à nos gestes en tant qu’ils sont humains, trop humains, faillibles, imprévisibles, surpernants, inctrôlés[^Citton2012, p. 261]».

Quelle type de subjectivité cherche-t-on à produire? Qui la produit? Qui est en mesure de la paramétrer, justement (puisqu’il s’agit moins d’un contrôle total que de dynamiques segmentées, de «petites poussées49»)?

Norbert Wiener, père de la cybernétique50 (discipline qui étudie les flux l’information dans les systèmes complexes), énonce sa crainte d’un éventuel contrôle des êtres humains par des machines. Cette crainte tient du couplage énoncé par Wiener entre contrôle et information (et, par extension, à l’entropie). Ce qui est prévisible et calculable devient sujet à la manipulation, et éventuellement à l’«oppression mécanique» qu’elle représenterait vis-à-vis d’organisme vivant (qu’on suppose autodéterminé). Dans la perspective de la cybernétique, la clé de ce contrôle est l’information. Heureusement, s’apaise Wiener, aucune machine n’est en mesure d’intégrer la complexité que représente une vie humaine:

La grande faiblesse de la machine (la faiblesse qui nous garde d’être dominés par elle) est qu’elle ne peut pas tenir compte de la vaste étendue de probabilités qui caractérise la situation humaine. La domination de la machine présuppose une société aux derniers stades de l’entropie croissante, où la probabilité est négligeable et où les différences statistiques entre individus sont nulles. Nous n’avons pas encore, heureusement, atteint un tel état51.

L’autre motif invoqué par Wiener pour tempérer ses craintes renvoie à une condition strictement matérielle: l’atteinte d’une «mort entropique» de l’univers, dans laquelle la matière n’aurait pour ainsi dire plus la «force» (l’énergie) de se comporter d’une manière imprévisible, l’univers ayant atteint un stade d’équilibre thermodynamique. Bien qu’hypothétique, cette situation traduit une préoccupation bien réelle chez Wiener: l’atteinte d’un contexte de prévisibilité absolu, dans lequel tout comportement, tout phénomène pourrait être calculé et déterminé d’avance. Si la «domination» des automates sur les êtres humains semble pour l’instant hors de portée, l’enjeu n’est pas écarté pour autant:

L’inquiétant dans la machine à gouverner n’est pas le danger de réaliser un contrôle autonome sur l’humanité. Il est beaucoup trop grossier et imparfait pour présenter le millième de la conduite indépendante et délibérée de l’être humain. Son réel danger, cependant, tout à fait différent, est que de telles machines, quoique impuissantes à elles seules, puissent être utilisés par un être humain ou un groupe d’êtres humains pour accroître leur contrôle sur le restant de l’humanité, ou que des dirigeants politiques tentent de contrôler leurs populations au moyen non des machines elles-mêmes, mais à travers des techniques politiques aussi étroites et indifférentes aux perspectives humaines que si on les avait conçues, en fait, mécaniquement52.

Ce n’est pas la machine qui constitue le véritable danger, mais l’être humain qui se saisit des moyens du contrôle de l’information (auquel Wiener reconnaît un potentiel immense) pour opérationnaliser un dessein manichéen: la manipulation effective d’autrui. Cette forme d’instrumentalisation redoutée par Wiener est annoncée dans le sous-titre de l’ouvrage: «l’usage humain des êtres humains». Cette réification machinique de l’être humain passe par une indifférenciation morale: humains et machines, également composés de matière, peuvent aussi bien être mis au service d’un projet, d’une idéologie, à condition d’être «contrôlés» selon les modalités du «système d’information», rationalisé sous forme d’agencements particuliers d’atomes et de molécules.

Quand les atomes humains sont étroitement unis pour composer une organisation au sein de laquelle on les utilise, non selon leur plein droit d’individus responsables mais comme autant de pignons, de leviers et de bielles, peu importe que leur matière première soit de la chair et des os. Ce qu’on utilise comme élément d’une machine est en fait un élément de la machine. Que nous confions nos décisions à des machines métalliques ou bien à ces immenses machines vivantes que sont les bureaux, les vastes laboratoires, les armées et les corporations, nous ne recevrons jamais de réponses justes à moins de poser des questions justes53.

Wiener a travaillé sur des systèmes d’armement antiaériens pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait de développer des missiles qui parvenaient à pourchasser les avions de chasse, dont la trajectoire irrégulière ne se soumettait pas à une modélisation selon des règles fixes. Wiener et ses collègues ont d’ailleurs compris qu’ils étaient en mesure d’induire certaines réponses de la part du pilote grâce au mouvement du missile54. On comprend mieux pourquoi Wiener entretient cette méfiance à l’égard de la discipline qu’il a fondée: ici, le «jeu» n’est pas celui de l’imitation, mais consiste plutôt à savoir qui parviendra à déjouer l’autre – le pilote qui déjoue le missile antiaérien ou le missile antiaérien qui déjoue le pilote. Dans les deux cas, on a recours à des stratégies de manipulation pour produire un effet anticipé – infléchir la trajectoire de l’autre soit pour lui échapper, soit pour l’atteindre. Le contrôle de l’information est perçu par Wiener comme la pièce maîtresse. La cybernétique réussit son entreprise manichéenne lorsqu’elle parvient à réduire un système d’information complexe à une série de réponses, de comportements attendus. Le contrôle, affirme Wiener, c’est la modification effective du comportement du destinataire; cela revient à l’«écrire» d’avance, donc à le programmer. L’une des percées de la cybernétique consiste en l’utilisation de boucles de rétroaction, grâce auquel un système peut effectivement «apprendre» grâce à l’observation55. Là encore, il importe peu que l’objet soit un être vivant ou un artéfact composé de matière inorganique: l’essentiel est que son comportement puisse être analysé selon une modélisation informationnelle et orienté grâce à une communication informée rétroactivement56. C’est entre autres ce type de stratégie – l’isolation sémantique d’une «cible» en contexte militaire – qui est utilisé afin de tuer le plus d’êtres humains possible57.

Hayles résume ainsi la position de Wiener: «Lorsque, enfin, l’univers cessera de manifester des probabilités diverses et deviendra une soupe uniforme, le contrôle, la communication, la cybernétique – sans parler de la vie – s’eteindra58.» Pour Wiener, ce funeste destin survient lorsqu’il n’y a plus rien qui puisse s’écarter du modèle probabiliste, lorsque toute forme de libre arbitre ou d’autonomie est physiquement, statistiquement contraint à un modèle de certitude. La guerre semble avoir joué un rôle important chez Wiener, qui a regretté comme bien d’autres les conséquences désastreuses du progrès scientifique: la machine cybernétique, qui ne caractérise plus l’ennemi selon des critères moraux mais purement informationnels, contribuerait à la «suppression» de la vie (par nature contingente et imprévisible) au profit d’une objectivation manichéenne du monde. On l’a vu au premier chapitre, Abrüpt défend un type de subjectivité qui a des implications politiques et philosophiques radicales: l’épanouissement la plus complète de l’autonomie du sujet et l’abolissement total du culte de l’individualité. Il en résulte une forme unifiée (car collective) de désordre anarchique, dont l’ensemble serait un réseau permettant à chaque entité le composant d’être à la fois libre et en harmonie, dans une horizontalité matérielle qui n‘admettrait aucune hiérarchisation. Ce n’est plus la production du sujet qui prime, mais la production de «mouvement» qui caractériserait cette subjectivité suprême. Ce mouvement, dont l’événementialité échapperait à toujours à un programme dicté d’avance, implique l’ouverture que nous cherchons à cerner à travers ce détour par la cybernétique.

2.5 Entre ouverture et fermeture programmatiques

Ce que nous cherchons à dégager à travers ces perspectives (Citton, Lazzarato, Bachimont, Wiener), c’est la place de la subjectivité dans les programmes, dont nous avons identifié deux pôles: un pôle ouvert et un pôle fermé. La place donnée à l’exercice de la subjectivité est nulle dans un programme fermé, car il réduit le fonctionnement possible à un unique déroulement entièrement anticipé. La place laissée à la contingence ou l’aléatoire – et donc à la subjectivité – y est réduite au maximum. À l’inverse, un programme ouvert n’écrit pas le déroulement d’avance; son propre est plutôt de rendre impossible toute prédétermination, en semant la contingence à sa source. Il n’y a pas non plus une série de gestuelles programmées (et éventuellement de pensées, d’idéolgies fermées qui tendent vers l’univocité voire l’unisémanticité) mais plutôt une ouverture générative, une infinité de lignes de fuite dont les issues sont indéfinies, voire tout simplement inconnaissables (d’où une certaine parenté avec l’entropie en tant que manifestation de l’aléatoire). Si nous focalisons sur l’importance de la subjectivité, c’est parce que nous menons une quête de l’intelligibilité sur les programmes – ceux qui façonnent le monde qui nous entoure, et plus particulièrement ceux qui composent l’œuvre littéraire que nous étudions –, et cette quête de l’intelligibilité ne saurait être faite sans les moyens de l’interprétation.

La technique crée une double tension d’ouverture et de fermeture – ouverture grâce à de nouvelles possibilités techniques (en permettant de faire des choses inédites ou de manière novatrice), mais limitation aussi par celles-ci (lorsqu’elles rigidifient des actions ou n’en autorisent que certaines), d’où la «réduction programmée» contre laquelle Bachimont met en garde – celle qui viderait les choses de sens:

Mais la technique est aussi un instrument pour l’aliénation et l’élimination du sens. On l’a vu, dans la dialectique entre les différentes cohérences qui le constituent, la technique est traversée par la tension opposant et articulant un liberté interprétative, qui se saisit des possibles techniques pour inventer l’avenir, et une réduction programmée qui rapporte l’avenir au résultat calculé par le dispositif59.

La clé de la «reprise» du sens (reprise «au sens où on peut réorienter notre réponse à l’événement, le réévaluer, le réinterpréter dans un horizon60»), garante de la liberté et de l’autonomie du sujet, réside dans l’interprétation:

Agent de sa liberté par l’interprétation qu’il apporte, ou instrument de son aliénation en devenant l’exécutant du dispositif, l’être humain se trouve pris dans une opposition qu’il doit arriver à composer s’il ne veut pas s’en retrouver prisonnier et perdre ainsi son autonomie61.

Un message, considéré au sens strict de quantité finie d’information, n’a pas de sens a priori, il n’est qu’une suite de symboles formellement déterminés et objectivement quantifiable (car mesurable). Cette distinction était capitale pour permettre à Claude Shannon d’énoncer sa théorie de l’information, opérationnelle par les mathématiques (en passant par la manipulation de symboles). Le sens, à l’inverse, n’est pas immédiatement quantifiable puisqu’il dépend à chaque fois du contexte dans lequel il est situé; en outre, on doit tenir compte de la quantité d’information déjà détenue par les partis impliqués dans le système. C’est le principe de sémiose, ou sémiosis62. Un message codé n’aura ainsi pas le même sens pour celui qui sait le «décoder» (en cryptographie par exemple) que pour celui qui en serait incapable, ou lorsque le référent n’est pas connu de tous (difficile de comprendre une blague impliquant une personnalité publique sans la connaître). L’interprétation dépasse le simple traitement de l’information réalisé par une machine d’entrée et de sortie: c’est précisément elle qui fonde l’exercice de la liberté, échappant à un agencement de sens et d’actions déterminé; sans elle, il n’y a pas de sémiose.

On revient à la question du lecteur que prévoit un texte. Umberto Eco parle ainsi de textes «ouverts» et «fermés» Si la sémiose peut se faire grâce à des utilisations (plus ou moins «libres») et des interprétations (plus ou moins «légitimables»), Eco souligne que les textes fermés résistent davantage à l’utilisation que les textes ouverts, tout simplement parce que leur potentiel sémiotique est plus circonscrit; ils produisent un effet plus sûr et plus précis, moins sujet à interprétation63. À l’inverse, les textes dits ouverts se prêtent à une multitude plus vaste d’actualisations: ils tendent simplement à susciter des interprétations plus diverses ou à être utilisés dans des contextes d’utilisation moins restreints64. Cette notion d’ouverture et de fermeture repose sur ce qu’Eco nomme la «coopération», lorsque le lecteur se comporte de manière cohérente avec le «Lecteur Modèle» que prévoit le texte65. Si Eco souligne de manière antithétique que «rien n’est plus ouvert qu’un texte fermé» – tout texte étant sujet à une infinité de réutilisations toutes plus improbables les unes que les autres –, c’est pour nuancer l’ouverture qui, dans ce cas-ci, tient plus de la «violence» que de la coopération66. On pourrait ainsi parler de collage, de remixage, mais aussi de logiques du détournement, voire de hacking textuel. Car il y aura toujours des formes de piratage, où le potentiel sémiotique du texte se fait saborder par des usages qui lui sont parfois complètement hétérogènes (essayez de lire Le Procès de Kafka, dit Eco: «légalement c’est permis mais textuellment cela produit un piètre résultat67»). Sauf que de tels écarts d’interprétation ne sont justement pas si inintéressants du fait qu’ils tendent à échapper à un discours dominant ou programmatiquement contraignant (qui cherche à être interprété tel quel, voire «interprété le moins possible», comme c’est l’objectif univoque du message publicitaire). En effet, il importe de considérer dans quelle manière le texte prépare, voire conditionne son lecteur afin de l’orienter vers une interprétation unique, et éventuellement vers l’adoption d’un ensemble de comportements, de valeurs, de discours idéologiques prédéfinis (dans le cas d’un texte programmatique). La coopération «machinique» voire moléculaire (pour reprendre le lexique de Lazzarato), l’intrication jusque dans les atomes de l’individu dans un schème de manipulation (Wiener) alimente à juste titre la crainte d’une dépossession de l’autonomie individuelle, du fait de l’effacement progressif du sujet, de son autonomie. Eco remarque que certains textes vont dans le sens d’un Lecteur Modèle unique, comme un banal horaire:

L’horaire, quant à lui, ne prévoit qu’un seul type de Lecteur Modèle, un opérateur cartésien orthogonal doué d’un sens aigu de l’irréversibilité des successions temporelles68.

Si la portée d’un horaire des trains est évidemment très limitée, c’est le déploiement à grande échelle de textes qui rigidifient le réel dans un ordonnancement «cartésien orthogonal» qui génère l’inquiétude à l’endroit du sujet. Bruno Bachimont souligne l’éventuelle perte de sens qui résulte de l’obtempération systématique à des programmes, de gestes qui ne seraient plus que des réponses passives, voire toutes faites ou attendues, car prescrites ou conditionnées par un dispositif. On voit rapidement le lien avec le cauchemar cybernétique de Norbert Wiener. Cette crise est à son paroxysme lorsque les vies sont toutes entières absorbées par de tels dispositifs deleuziens qui empêcheraient la «reprise69» du sens, via la «totalisation du système technique contemporain» qui a cours:

[L]a menace sans doute la plus importante réside finalement dans la totalisation du système technique contemporain, quand cette totalisation empêche toute altérité entre les différents systèmes techniques et donc toute friction permettant l’interprétation et la négociation du sens avec les outils et entre les humains. La totalisation […] est devenue clairement palpable avec les technologies de l’information qui ont permis la complexité des traitements et la quasi-instantanéité de leur exécution et de leur transmission. Entre les calculs qu’on ne peut saisir de fait de leur complexité et rapidité, et leurs conséquences qui se constatent dans les systèmes techniques mondiaux (notamment financiers, mais aussi sécuritaires et économiques), nous vivons une crise de l’intelligibilité. Simples jouets de ces systèmes qui possèdent désormais une logique propre de calcul qui échappe même aux concepteurs, nous vivons de plus en plus comme cernés par la menace de la totalisation technique et informationnelle70.

Cette tendance à la totalisation peut être observée à la lumière du succès de certains logiciels, dont les artéfacts embarquent des valeurs71 ou les impliquent à travers l’interaction[Janet Davis, Lisa P. Nathan72; Spiekermann2016]. Si les programme n’exercent jamais une emprise totale, certains sont alimentés par des visions totalisantes (Google cherchant à «organiser les informations à l’échelle mondiale» grâce à l’index de son moteur de recherche73 ou à réunir les ouvrages du monde entier grâce à la numérisation d’un volume important de livres en provenance de bibliothèques du monde entier74; Facebook, dans sa «tentation hégémonique75», cherchant à «rapprocher» le monde dans une «communauté globale76») et suscitent parfois des adhésions massives qui concrétisent (au moins partiellement) de telles visions77. C’est entre autres parce qu’ils ont des impacts significatifs sur la vie des individus que ceux-ci choisissent de les adopter78: les stratégies de domination économique sont naturalisées sous couvert de l’utilité technicienne, dont les motivations (comme les tendances totalisantes) méritent justement être interrogées.

Être un Lecteur Modèle, pour Eco, c’est réaliser le potentiel d’un texte. De manière analogue, incarner un Utilisateur Modèle consiste à réaliser le potentiel d’un programme, à achever la vision pour laquelle il a été conçu. Dans l’écosystème sociotechnique actuel, nombre de plateformes à vocation commerciale modélisent cet Utilisateur Modèle comme une source de données béhaviorales qui sont captées, puis analysées pour générer des «produits prédictifs» dont la finalité consiste en la «redirection des comportements»79 – cliquer sur un lien, effectuer un achat («conversion» d’un client potentiel en client véritable80), voter pour un parti politique particulier81. Si l’efficacité de la publicité «ciblée» (proposée «à l’insu» des internautes grâce aux donnnées massives, dont le rendement est supposé amélioré) est loin d’être garantie, elle se monnaye néanmoins à prix fort, représentant un secteur économique à fort volume et en importante croissance82. Le Lecteur Modèle de Google est celui qui «lit» sa plateforme dans les paramètres prévus par elle, à la manière de l’utilisateur moyen qu’elle a déjà modélisée; il fait confiance à son algorithme de pertinence, fait transiter ses activités quotidienne par l’entremise de ses services, fournit un important volume de données comportementales et réalise les objectifs commerciaux fixés par les clients publicitaires. La composante mercantile n’est certes pas la seule à guider les activités du «lecteur» d’un programme (au sens très large d’individu qui parcourt la manifestation d’un objet scriptural) et il serait injustement réducteur de ne considérer que celle-là; elle illustre néanmoins l’une des forces possibles qui participent à façonner l’ensemble des effets programmatiques: la réalisation de visions du monde, implicites ou non, énoncés dans le discours que constitue tout objet technique.

Ce qui est à l’œuvre, ce sont des rationalisations des interprétations par des systèmes techniques, qui tendent à imposer des schémas de lecture fermés voire prédéterminés, et à produire des «modèles83», voir des significations homogènes. En multipliant les gestes dans le programme, Abrüpt multiple aussi les sens possibles qu’on peut faire émerger de l’«œuvre-programme». Nous reprenons ainsi l’idée énoncée succintement par Eco:

Un texte est un produit dont le sort interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme génératif; générer un texte signifie mettre en œuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre – comme dans toute stratégie84.

Sauf qu’il s’agit peut-être moins, dans Naufrages, de prévoir stratégiquement les «mouvements de l’autre» – du lecteur – que les stratégies par lesquelles celui-ci parviendrait à générer une autre lecture, une autre interprétation. Nous portons une attention particulière aux mécanismes génératifs suggérés par le texte de Raoul, car c’est dans cette étude réflexive qu’émerge la richesse du sort interprétatif du texte. Nous avons mentionné le recours quasi-nécessaire à un dispositif de cartographie pour situer les couples de coordonnées géographiques accolées à chaque «message» – un premier potentiel geste de lecture qui accomplit déjà une éversion vers un espace de production du sens extérieur livre lui-même. L’opacité des lignes des messages suggèrent aussi que le texte ne se suffit pas à lui-même et nous semble appeler ce qu’Eco nomme des «compétences encyclopédiques». Par exemple, qu’est-ce qu’une saudade, titre du premier message? On peut savoir ou non qu’elle désigne une douce nostalgie exprimée dans la musique portugaise, qui peut être mêlé d’un sentiment de perte, de mélancolie, d’espoir. Pour qui ne connaît pas ce terme, une recherche rapide, en ligne ou dans le dictionnaire, permet de retrouver son contexte linguistique (c’est un mot portugais); une validation sur la carte révèle justement que le signal est situé au large du Sénégal, à mi-chemin entre sa capitale Dakkar et Cap-Vert, un archipel historiquement colonisé par le Portugal et dont la langue officielle est le portugais. Bien que le Cap-Vert ne soit pas directement mentionné par le texte (ou si près: «ver de cap, ou de l’œil en forme de racine»), l’indication paratextuelle offerte par la propriété chavire permet de donner un contexte qui éclaire le texte grâce à un savoir encyclopédique essentiel à son décodage. En réalité, il s’agirait peut-être plutôt d’une «compétence encyclopédique» (celle dont parle Eco dans sa théorie de l’interprétation du texte85), la compétence d’accéder à des savoirs dont on ne dispose pas – en l’occurrence, quel ne serait pas le premier réflexe au contemporain désireux de comprendre ce qu’il lit, sinon de lancer une recherche sur Internet et de parcourir l’un des premiers résultats jugés pertinents par son moteur de recherche: la page Wikipédia dédiée au Cap-Vert. La lecture de cette encyclopédie collaborative, celle-ci constituant l’une des palteformes numériques les plus consultées des années 2010, permet d’apprendre que l’exploitation du sel est l’une des activités économiques d’importance de ce pays86. Ce fait explique-t-il les références imagées à la neige («neige étrangère», «de l’autre côté de la neige») dans le texte? Peut-on y voir une référence aux accumulations de déchets dont ces îles sont victimes en provenance de pays plus fortunés («d’inaccessibles luxes et pour soi saleté»), une situation qu’une recherche en ligne permet également de découvrir? Le texte regorge d’opacités: en ne se suffisant pas à lui-même, il suggère une lecture sur un mode encyclopédique qui s’ouvre vers d’autres espaces textuels, et dont le lecteur devient un agent important – mais jamais le seul – à la constitution d’une toile de sens. Bien qu’on puisse supposer l’existence d’un lecteur (peut-être modèle?) suffisamment érudit pour n’avoir pas besoin de recourir à quelque ouvrage pour saisir les allusions contextuelles du texte (comme l’histoire de chaque région de Naufrages), le style d’écriture n’offre tout simplement pas les conditions d’une lecture claire, uniforme et univoque (donc non ambigüe) d’un contenu qui serait tout entier déterminé, à tout le moins déterminable87. L’interprétation, jamais irréductible, se trouve capitalement impliquée du fait que le texte ne se prête pas à une lecture «fermée»; ou, du fait de son opacité, n’offre pas de lecture autonome qui soit satisfaisante. Outre le sujet lectant, on peut souligner les multiples dynamiques qui participent à faire exister un texte, que nous subsumons sous le concept d’éditorialisation88: le moteur de recherche utilisé pour obtenir des renseignements sur une réalité historique particulière, l’indexation des données dont celui-ci dispose, la formulation des mots-clés saisis par l’utilisateur, la manière dont ces mots-clés sont traités par ce moteur de recherche, la formulation des articles que lira l’utilisateur, le parcours de lecture hypertextuel qui découlera de sa lecture et des références intertextuelles parcourues, etc. Bref, il nous semble que l’un des aspects programmatiques importants de Naufrages renvoie à son ouverture – ouverture du schéma textuel qui déclenche une ouverture générative de la sémiosis, où chaque lectant mène une lecture inédite au gré du passage qu’il souhaite déplier.

Sur le plan technique, on peut justement souligner les possibilités d’actualisation sont d’emblée différentes en raison du médium utilisé (l’écran ou le papier). On peut par exemple s’interroger sur le sens de la combinatoire des messages, dont la mise en forme au format web (HTML) propose de mélanger l’ordre non seulement des «messages», mais aussi des «lignes» au sein d’un même message (qu’on pourrait apparenter à des «vers»). Cela pourrait sembler suggérer, à première vue, que l’ordre «initial» des messages et en particulier des lignes n’est pas crucial, et que le texte est conçu justement pour fonctionner de façon modulaire89; or, certaines lignes semblent bien écrites pour être lues à la suite de l’autre («de vieilles femmes / recrues par l’ordure», signal #1; «il y a dans leur soif des larmes qui s’immergent / et dans leurs larmes des barques surchargées / renversées déchargées», signal #15). Néanmoins, le texte est traversé d’une parataxe réciproquement compatible avec le recours à la combinatoire, ce qui ne fait qu’accentuer l’invitation à la multiplication des lectures possibles – une forme d’actualisation qui ne nécessite pas de sortir du texte. Bruno Bachimont souligne justement le potentiel génératif de la combinatoire formelle (la manipulation symbolique, sans égard au contenu, comme dans le cas du rebrassage de l’ordre des lignes d’un même message, fait purement au hasard):

Si les mathématiques elles-mêmes ne sont pas réductibles à un formalisme aveugle, le problème qui nous a intéressés ici est l’utilisation des formalismes dans des contextes où la signification des symboles manipulés n’est pas rigoureusement déterminée. Dans ce cas, on allie une possibilité technique à une puissance d’inventer inédite, où la combinatoire formelle engendre une productivité de la pensée : l’esprit se voit proposer des configurations symboliques, engendrées par une combinatoire formelle aveugle au sens et au contenu, et renvoyant à des pensées qui peuvent n’avoir jamais été pensées auparavant90.

Là encore, ce n’est pas la technique prise isolément qui est intéressante (car la manipulation symbolique est en elle-même vide de sens), mais ce qu’elle permet éventuellement:

Plutôt que de considérer la pensée comme une manipulation algorithmique aveugle de symboles, il vaut mieux, au nom du sens, considérer ce que de telles manipulations nous permettent de penser91.

Le recours aux mécanismes de combinatoires permet de mettre en application cette «puissance d’inventer inédite, où la combinatoire formelle engendre une productivité de pensée». Si l’étape de manipulation symbolique est «vide de sens»92, il nous semble que la production d’aléatoire est précisément vectrice d’un autre sens, d’une ouverture programmatique souhaitée et signifiante (bien que d’une manière non totalement déterminée à l‘avance – comme le serait la lecture linéaire et fixe d’un même texte par tout lecteur, chose déjà impossible). Il s’agirait notamment de montrer quel type de sens peut ré-émerger de la reconfiguration «aléatoire».

Évaluons sommairement ce que cela peut représenter avec les mathématiques combinatoires. Si Raymond Queneau proposait de composer «cent mille milliards» de poèmes avec seulement dix pages dont les quatorze vers étaient découpés et recombinables (on obtient 1014 poèmes possibles, qu’une vie humaine entière ne donnerait pas le temps de lire93), l’appareil de lecture proposé par Abrüpt propose un nombre bien plus élevé: avec 33 «messages», le nombre de permutations possibles est de 33!, soit 8,68 x 1036 (ce qui est déjà beaucoup plus que le nombre d’atomes dans un corps humain moyen). En permettant de mélanger les lignes de chaque message, on obtient un nombre encore plus astronomique. Nous pouvons procéder d’une rapide approximation: les messages étant composés en moyenne de 24 lignes,chaque message possède ainsi, en moyenne, 24! permutations possibles, soit 6,20 x 1023. Pour obtenir l’ensemble des permutations possibles de Naufrages en tenant compte des permutations des lignes de chaque messages, on obtient 33! x 24! soit 5,39 x 1060 (contre 1014 pour le poème de Queneau).

Nombre de lignes contenus dans chaque message

47
3
38
37
38
31
42
29
23
42
21
29
20
28
42
22
28
11
19
13
12
20
8
12
34
32
23
20
41
20
9
6
7

Abrüpt accroît davantage les parcours de lecture possibles en permettant de filtrer selon le quadran géographique auquel correspond le couple chavire (Nord-Ouest; Nord-Est; Sud-Est; Sud-Ouest). Plus d’un quadran peut être sélectionné simultanément, si bien qu’il nous faudrait également tenir compte de séquences combinatoires issues de cette étape de filtrage – là-dessus, nous ne nous aventurons pas plus loin (car il nous faudrait prendre en compte d’autres éléments, notamment éliminer les séquences déjà contenues dans les combinaisons non filtrées). À cela s’ajoutent des réglages de présentation minimaux (affichage ou non des titres, retours à la ligne), mais dont la mise à disposition des données JSON invite à en faire autre chose – et donc à produire d’autres lectures potentielles. C’est peut-être donc ce que signifie l’«œuvre-programme»: une autre lecture est possible que celle «linéaire», «par défaut», d’un dispositif éditorial fixe. Nous pourrions ainsi polariser les parcours de lecture à l’aune des fabulae ouverte et fermées proposées par Eco:

Ce qui nous intéresse plutôt, c’est une autre opposition, celle qui existe entre fabulae ouvertes et fabulae fermées. Bien entendu, on idéalise là deux types théoriques, car il est évident qu’aucune fabula ne sera jamais totalement ouverte ni totalement fermée, et que l’on pourrait ou devrait établir une sorte de continuum gradué où situer les diverses narrations, chacune à la place qui lui revient — au moins par genres94.

Ce qui compterait, en particulier dans la fabula ouverte, c’est la capacité du Lecteur Modèle à produire lui-même son propre univers à travers l’œuvre (dont l’ouverture en constitue un important aspect programmatique):

Quant au texte, il ne se compromet pas, il ne fait pas d’affirmations sur l’état final de la fabula: il prévoit un Lecteur Modèle si coopératif qu’il est à même de se fabriquer ses fabulae tout seul. […] Quelle que soit la nature de la fabula (ouverte ou fermée), il nous semble que ce qui ne change pas, c’est la nature de l’activité prévisionnelle et la nécessité des promenades inférentielles. Ce qui change, c’est seulement (et ce n’est pas rien) l’intensité et la vivacité de la coopération95.

Le lecteur, en étant soit l’agent utilisateur d’un tel programme génératif, soit l’auteur d’un programme qui exploite ces données, fait émerger par ses gestes de lecture et d’écriture un nombre incalculable de textes possibles, dont celui fourni par Abrüpt n’est plus que le pré-texte d’une expérience ouverte, caractérisée par une richesse entropique menée par le lecteur «coopératif», qui consent à fabriquer sa propre fabula d’une manière qui ne fait pas violence au texte, et où l’interprétation reste la pierre angulaire de la production de sens (une fabula ne se produit pas mécaniquement à travers le seul arrangement des mots, encore faut-il en faire l’interprétation). Par «programme» et notamment de ses infinies ramifications algorithmiques (qui permettent par exemple d’implémenter mathématiquement un ensemble particulier de combinatoires), Abrüpt effectue un déplacement de la conception de l’œuvre en mettant un fort accent sur son ouverture, ce qui suppose en retour une potentielle «coopération» du lecteur, lequel viendra y accoler ses propres pratiques de programmation, mener ses promenades inférentielles. L’autrice et l’éditeur attendent peut-être leur Lecteur Modèle, celui qui saura réaliser le potentiel herméneutique (déplier le texte à travers ses référents à la culture numérique, se saisir des potentialités techniques qu’il propose, produire un programme nouveau, hors de l’horizon d’attente même de ses géniteurs); mais, comme le note Eco, tout texte le prépare aussi via ses «stratégies textuelles». Abrüpt le fait de plusieurs manières, que ce soit en incluant des URLs dans son colophon dirigeant vers la page web («canonique») de l’ouvrage (dont la continuité s’écrit «sur le réseau»), les manifestes d’Abrüpt, ou encore le site regroupant les «antilivres» (dont on retrouvera l’un des manifestes examinés au premier chapitre). Le conditionnement du lecteur au projet politique de la maison d’édition participe des stratégies visant à l’informer de sa démarche, en lui fournissant au passage moult exemples (œuvres à la forme et au propos radicaux, installations numériques expérimentales) et en l’incitant peut-être à «gester96» ses propres écritures (d’où la politique de partage étendue et permissive, ainsi que les efforts visant à exposer publiquement dans des dépôts Git les fabriques de chaque livre, dont ses scripts et gabarits). Car, on l’a dit, un texte ne se comprend jamais en isolation, il s’accompagne toujours d’un contexte et d’une série de référents «encyclopédiques» (savoirs techniques, mouvances idéologiques, événements historiques) potentiellement mobilisables pour réaliser son actualisation. Johanna Drucker, qui réitère la place capitale qu’occupe du sujet dans tout système de production du sens, souligne également que chaque lecture produit un texte97; bien que le lecteur n’écrit évidemment pas tout le texte qu’il produit, c’est son rôle, processuel et interprétatif, qu’il semble justement intéressant d’observer dans les programmes, puisqu’il permet d’introduire une modalité agentielle qui dépasse celle du simple «lecteur» (comme opérateur ou automate). Un même programme aura deux effets bien différents sur deux individus armés de niveaux de litéracie différentes pour un domaine donné; de même qu’en rhétorique, un argument aura un poids plus ou moins important selon sa réception, son caractère «surprenant» auprès de l’interlocuteur. Le statut de la syntaxe JSON dépend du lecteur, qui est à même d’établir, dans le jeu relationnel qu’il se construit avec le texte, s’il s’agit de «bruit» ou d’«information». En programmant également la lecture du texte, le lecteur «programmeur» produit un texte autrement, et il semble que Naufrages tende justement à inviter ce lecteur-programmeur à produire son propre programme – du fait de son ouverture. Là encore, une telle «extensibilité» du programme suppose une litéracie particulière, elle n’est pas elle-même une panacée:

By contrast, when technology is used in a way that is interrogable or hackable, it allows and encourages those networked or enmeshed within it to gain traction on its multiple scales of operation. Hackability is not in itself a magic bullet; it relies on skills, knowledge, and access, of making such things public and changing them in the process. Gathering together forms of knowledge that couple software with other kinds of thinking is hopefully a way of enlarging the capacity of hackability itself to be hacked from all directions.

Dans le jargon logiciel, un hack est un geste de bricolage, qui permet d’accomplir une fin d’une manière non élégante, mais qui a l’avantage par exemple de sauver du temps. En français, il peut être traduit par «bricolage», avec la grossièreté (l’absence de finition) que ce terme connote. L’esthétique y est généralement secondaire, quand elle n’importe pas du tout. On pourrait dire du hack que l’immanence du geste (qui relève souvent de la nécessité, d’une affaire de circonstances) prend le pas sur celui de l’idéalité (dont les règles abstraites, comme la beauté ou de la littérarité par exemple, imposent des limites sur les types de gestes qu’on pose). Là où des programmes fermés prévoient des parcours linéaires et aux expériences de lecture prévisibles (car «écrits par avance»), les programmes dits «ouverts» peuvent l’être ainsi par leur propension (explicite ou non) à être bricolés et détournés, notamment de manières qui ne se conforment peut-être pas au goût de l’auteur. Cette réalité transparaît chez Abrüpt, dont les productions numériques ont parfois un apparât grunge, bruyant ou brut, communiquant une idée de constant mouvement (comme les couvertures de livres dotés d’un Gif animé ou les en-têtes périodiquement affectés d’une défaillance d’affichage, d’un glitch) ou d’inachèvement. Les artéfacts imprimés (analogiques) sont, par contraste, composés avce un soin qui reflète les conventions d’édition et de mise en page – ils sont moins propices la manipulation que leur contrepartie numérique. C’est donc cet aspect doublement manipulable des objets numériques (car programmables et programmés) qui leur confèrent un statut différent. Anthony Masure parle ainsi de programmes «interrogeables»98 ou «dialogiques»99 pour mieux rendre compte de ce potentiel va-et-vient essentiel à la négociation du sens – ce qu’une information émise à sens unique ne prend pas en compte, la dialectique impliquant un «rapport de réciprocité entre les interlocuteurs100». La technologie hackable, dotée de cette caractéristique de pouvoir être altérée, bricolée, détournée, étendue, personnalisée, voire réinvestie ailleurs, participe donc de logiques d’interrogation, d’interaction, de prise en compte de l’altérité, et permet, par ses lignes de fuite, l’émergence d’un réel qui déjoue l’anticipation programmatique. Elle jouit d’un statut ambigu: la hackabilité est «par défaut» de conception quand elle implique d’être détournée à l’encontre du fonctionnement espéré par les concepteurs, mais elle peut aussi être une qualité énoncée positivement par ses auteurs qui souhaitent justement rendre leur objet hackable, bricolable. Dans Naufrages, ce ne sont pas que les parcours de lecture qui diffèrent selon un ensemble de combinatoires formelles: c’est aussi la multiplicité de rencontres entre un lecteur et une présentation donnée, une autre manière d’interroger le texte qui émerge de cet événement (comme pour tout texte littéraire, certes). Sauf que c’est aussi un sens tout à fait nouveau qui n’aurait pas été anticipé par le texte grâce à l’appareillage numérique, où il n’y aurait pas un sens déterminé mais simplement une indétermination a priori de sens, du fait du contexte éditorial particulier. Les indices textuels et paratextuels (comme les coordonnées géographiques) ainsi que l’appareil de lecture (qui incite le lecteur à se jeter dans l’espace numérique) ne sont pas totalement dépourvus de sens – bien que certaines configurations puissent paraître étonnantes, voire incompréhensibles à première vue. Prenons cet extrait du signal numéro 7, navire «kampala queer»:

en délicatesse se dérobe parmi l’hostile résulte des corps ou des morts
une préférence du rejet facilité des morts
mais délicatesse qui subsiste brave la vie ou la mort
l’union avec et la différence déchire le refus l’ordre perturbe les corps ou les morts
les morts qui se donnent après le refus
du venin dedans du verbe
enfiellé effondre
les discours l’indestructible en face face contre terre

Cet ensemble de lignes est retrouvé tel quel dans la séquence «initiale», telle que retrouvée dans le fichier JSON ou l’ouvrage imprimé. La récurrence lexicale du mot «mort» témoigne d’une insistance évidente sur le thème mortuaire, ce que leur cooccurence dans des lignes contigues rend plus saillant. On comprend sans difficulté que le texte traite de la situation des personnes <abbr title=“lesbiennes, gays bisexuels, transgenres, queer et autres>LGBTQ+ en Ouganda (dont Kampala est la capitale). Une recherche rapide en ligne permet d’apprendre que le pays est particulièrement hostile à cette réalité, forçant les minorités sexuelles à vivre une vie secrète, par peur de représailles101.

Prenons à présent cet extrait, issu d’un rebrassage:

torturé d’amour et d’ordre
le refus l’ordre perturbe les corps ou les morts
des corps en reflets ne perturbent l’ordre
trop plein de rage l’ordre perturbe
quel volcan reçoit l’ordre sa perturbation
à son ombre aucun ordre et la nature s’y nourrit

Ce qu’il y a de frappant dans cet ensemble de lignes, c’est notamment la répétition du mot «ordre». On peut y voir une référence à un passage fameux du texte de loi adopté en Ouganda visant à pénaliser les activités homosexuelles, se référent à celles-ci comme «la connaissance charnelle contre l’ordre de la nature». Le texte étant traversé d’un champ lexical relatif à la nature («volcan», «terre», «vallée»), il ne fait soudainement aucun doute que le «naufrage» répond à cette formulation singulière et périphrastique (qui évite d’ailleurs de nommer directement la réalité qu’elle condamne). La prise de connaissance de l’existence du texte de loi réinfuse le texte d’un sens qui n’est pas immédiatement visible, mais qui émerge à la lumière de son intertextualité événementielle (le choix ou non de s’informer sur la situation dont traite le texte) et d’une configuration technique contingente qui admet une indétermination des parcours de lecture, partant une sémiose générative plutôt que prescriptive. Car là encore, la parataxe facilite la reconfiguration des phrases et le réalignement des référents: «quel volcan reçoit l’ordre sa perturbation / à son ombre aucun ordre et la nature s’y nourrit», ou encore: «quel volcan reçoit l’ordre sa perturbation / et l’adoration se propage / du venin dedans du verbe / plante des cadavres sous la vallée». C’est un sens particulier, dont l’intentionnalité est problématisée justement du fait qu’on n’est plus tout à fait certain où elle se situe – dans les mots choisis par l’auteur, à travers la programmation du dispositif éditorial, dans les gestes interprétatifs du lecteur, etc. –, et c’est précisément du fait de la potentielle reconfiguration qu’on ne saurait se soumettre à un sens unique que supposerait le texte. Cette indétermination supposée participe peut-être aussi à rendre le statut même du texte problématique, puisqu’on ne sait jamais tout à fait comment naviguer entre bruit et information, on n’est jamais tout à fait certain du sens qu’il resterait à épuiser (dont l’atteinte des limites ne ferait que signer la mort de la littérature, dit Eco).

Wendy Hui Kyong Chun102 note la distinction entre les dimensions descriptive et prescriptive d’un programme, selon son contexte (respectivement pour une machine analogique et pour une machine numérique). Ce qui est important de retenir, c’est que le terme «programmer» ne signifie pas du tout la même chose.

programmability is being attacked on all sides: from quantum computers that are set up rather than programmed (in the sense currently used in software engineering) to “evolutionary” software programs that use programmable discrete hardware to produce software generatively. The apparent decline in programmability is paralleled in new understandings of genomics that underscore the importance of RNA (the same portion of DNA can transcribe more than one protein)—biology and computer technology are constructed metaphorically as two strands of a constantly unravelling double helix. This seeming decline, however, should not be taken as the death knell of programmability or control, but rather the emergence of new forms of control that encourage, even thrive on, limited uncertainty103.

«l’émergence de nouvelles formes de contrôle qui encouragent, voire qui se nourrissent d’une certaine incertitude»: ce passage mérite d’être bien compris puisqu’il nuance la logique anticipatoire des programmes, qui est partielle (déclin du «contrôle») mais non nulle. Un programme «total» définirait tous les cas d’usages et anticiperait chaque interaction complètement; un programme ouvert génère des zones d’incertitude, des lignes de fuite. C’est probablement ce qui constitue la richesse de cette notion: les «zones grises» qu’il admet, les scénarios potentiels qu’il rend possibles – sans pour autant prévoir par avance leur réalisation spécifique. Le programme permet des événements, des usages qui peuvent dépasser ce que ses créateurs n’auraient pu imaginer. À l’inverse, des programmes très «contrôlants» ou «totalisants», même s’ils ne se présentent pas toujours comme tels (en donnant à l’utilisateur ou au lecteur l’impression qu’il prend des décisions autonomes, créatives ou originales, alors qu’en réalité ce n’est pas le cas, le programmeur ayant prévu d’avance les scénarios ou même «incité» à prendre certaines décisions – fonction conative du langage, incitant à l’action, de surcroît une action particulière), s’éloignent de la richesse de la programmation ouverte, et donc du versant qui nous intéresse. Si Naufrages incite à la réappropriation et à la réécriture, le texte produit par chaque lecteur-programmeur n’est jamais entièrement produit par ce dernier. Lorsqu’on réordonne les lignes, ce sont bel et bien les mots de l’autrice Beata Raoult qui sont utilisés, et dont se sert le lecteur pour produire une expérience esthétique certes originale, mais pré-paramétrée par le format (le découpage des lignes, le balisage des propriétés). L’exploitation du JSON se fait d’abord selon les modalités données par le format: pour afficher le «titre» d’un message, il faut écrire navire – ce qui incite à considérer chaque texte message non comme un simple texte sur une page, mais comme un objet différent, une embarcation sur l’eau et dont la situation géographique participe elle aussi à raconter le récit de chaque message, comme des migrants s’abîmant de manière anonyme dans la Méditerrannée. Derrière la dérive générative des sens possibles (dont nous n’avons cesse de dénoter les frontières fuyantes), on retrouve néanmoins l’intention de faire découvrir des réalités autres, auxquelles les individus de sociétés occidentales ne sont que rarement confrontés. L’absence de description formelle supppose certes la collaboration du lecteur, en mobilisant son imagination plus que sa capacité à «lire» trivialement un texte au sens donné, ainsi que des compétences encyclopédiques lui permettant de tisser sa propre toile de sens, sa propre représentation, et mêmes ses propres modalités de sémiose via des pratiques de programmation.


à partir d’ici, TODO

Les données JSON pourraient constituer la base d’un programme (structure des données; relations sémantiques de celles-ci; ensembles de représentation)

La réutilisation des données JSON dans une application logicielle permet-elle de révéler un surcroît de sens, de faire dire autre chose au texte que celui-ci, à lui seul, ne permettrait pas d’exprimer? Pour mettre à l’épreuve notre hypothèse, nous avons créé un dispositif numérique permettant d’exploiter les données JSON mises à disposition publiquement par l’éditeur. Ce dispositif prend la forme d’une carte interactive sur laquelle nous avons disposé l’emplacement de chacun des trente-trois « messages » du recueil, grâce aux coordonnées géographiques tirées de la propriété chavire. Chacun des marqueurs associés à un « message » en révèle les coordonnées précises. Un clic permet d’afficher le contenu textuel de son naufrage dans une barre latérale. Les marqueurs ont également été reliés par des segments dans l’ordre de leur apparition, soit en ordre croissant de signal. Cette visualisation, sans être particulièrement orginale, diffère significativement de la mise en forme proposée par l’antilivre au format HTML d’Abrüpt.

Abrüpt s’affranchit de la plupart des dangers majeurs des API énoncées par Masure, d’une part du fait qu’il n’y a pas de plateforme d’API à proprement parler mais un accès direct à la seule source de données, un fichier JSON (ce qu’un serveur API proposerait). Celui-ci permet l’ouverture théorique des APIs via la mise à disposition des données, sans l’obfuscation programmatique des services tiers (API propriétaires, comme Twitter, etc., dont on ne peut connaître l’entièreté du code source, seulement les données qui sont exposées par le service).

La licence libre d’Abrüpt (la plus permissive possible, explicitement énoncée) encense la réutilisation ouverte et non restrictive:

On ne peut pas réellement pratiquer des données qui sont régies par des « conditions d’utilisation » restrictives et susceptibles de changer sans préavis. Le fait même de parler d’utilisations qui seraient conditionnées nous éloigne d’une possibilité d’ouverture effective des programmes. Les API participent de « stratégies » d’ouverture, ce qui est tout à fait différent104.

C’est entre autres grâce à cela qu’on peut parler d’œuvre-programme, et de surcroît d’œuvre ouverte, de programme ouvert, d’œuvre-programme ouverte, grâce à des «stratégies d’ouverture»: mise à disposition permissive sous licence libre, absence de couche programmatique (API)….

Ontologie interprétative (objets qui existent principalement par l’interprétation – danger d’une forme d’«empirisme» interprétatif?):

Concrètes par leur matérialité façonnée par la technique, abstraites par les interprétations dont elles font l’objet et en vue desquelles elles sont réalisées, les inscriptions sont des objets culturels et intentionnels dans la mesure où elles n’existent pas pour leurs propriétés physiques (énergie, force, structure matérielle), mais pour l’interprétation dont elles pourront faire l’objet et qui permettra de transmettre ou de retrouver un contenu de pensée ou une connaissance. Les inscriptions sont donc les médiations techniques de la pensée qui trouvent à travers elles le moyen de s’exprimer, se transmettre et finalement se retrouver105.

Il s’agit donc de faire ré-émerger le contenu de connaissance à travers les objets techniques par les moyens de l’interprétation. Un cadre plus fin, plus détaillé, est celui des critical code studies, soit l’application de l’herméneutique critique à l’interprétation du code informatique.

Interprétation car, comme Bachimont le mentionne, agir sur un système symbolique pur (ajout d’un numéro dans une séquence, changer un pixel, «La modification du code entraîne une modification de la forme perceptible, mais la signification de cette modification reste arbitraire et imprédictible (modifier un pixel dans une image, modifier un caractère dasn un texte ne permettent pas de dire à l’avance en quoi le sens du texte ou de l’image changera).») n’est en soi pas particulièrement signifiant

2.6 Cartographier l’œuvre-programme : une visualisation alternative

Le fait de cartographier les textes leur accole un contexte qui change substantiellement le sens de la lecture : seuls, ils produisent fragments poétiques au sens vague et plurivoque; disposés sur une carte, ils s’ancrent dans une histoire des lieux, s’éclairent à la lumière des peuples et des cultures, acquièrent un relief particulier grâce à la topographie environnante. Le sens de certaines images énigmatiques surgit soudainement grâce à la géolocalisation, celle-ci n’étant néanmoins ni indiquée ni nécessaire. Bien que les textes semblent se suffire à eux-mêmes, cette contextualisation permet d’ajouter une strate de signification supplémentaire, à l’instar des multiples « couches » (layers) d’information que les outils numériques permettent justement de superposer (par exemple : relief topographique, nom des lieux, réseau routier, densité de la circulation, etc.). L’inclusion des coordonnées permettant de retrouver la situation géographique de chaque « message », elle invite les lecteurs à interroger l’emplacement de chaque naufrage (la position à laquelle un « navire chavire ») et suscite tout de suite d’autres questions : quelles personnes se touvaient à bord? D’où provenaient-elles? Vers où se dirigeaient-elles? Pour quelles motifs? Comment ont-elles chavirées?

L’œuvre problématise la question numérico-littéraire suivante : comment lire une œuvre en JSON? Comment la mettre en forme? Comment la donner à lire? Ce qui est intéressant c’est qu’il y a une ouverture, le « jeu de données » constitue justement une invitation à « jouer » avec les données, à en faire une expérience de lecture inédite, et justement ludique. Elle constitue un point d’origine des lignes de fuite de la lecture de l’œuvre, la reconfiguration de parcours de lecture, la multiplication potentielle des modalités de lecture.

Certains points sur la carte racontent presque déjà une histoire d’eux-mêmes :

Car c’est là que la poétique minimaliste des coordonnées géographiques parlent de leur plus fort et produisent un effet de lecture puissant: la révélation conférée par leur emplacement. Lorsqu’on découvre que le chavirement se produit dans la méditerrannée

Le fait que la propriéte chavire ne soit pas nommée explicitement « coordonnées géographiques » (ou quelque chose comme ça) appelle donc nécessairement à l’interprétation (cf. Bachimont106)

La restitution de coordonnées géographiques, sans plus, semblent participer du message de l’œuvre, qui est de donner une voix aux morts, dont le malheur s’accomplit dans l’indifférence et la distance.

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  1. L’acronyme JSON vient de l’anglais JavaScript Object Notation.↩︎

  2. Le fichier JSON est disponible sur le dépôt Git de l’œuvre, en particulier à l’adresse suivante: https://gitlab.com/cestabrupt/beata-raoul-naufrages/-/blob/master/abrupt_raoul_beata_naufrages_antilivre.json↩︎

  3. En programmation, un objet peut être décrit avec une série d’attributs, dont la clé est le nom de l’attribut et la valeur est le contenu de l’attribut.↩︎

  4. La notion d’opacité et de transparence dans le contexte de l’étude des médias peut être illustrée avec la métaphore de la fenêtre, que nous empruntons à l’historien du théâtre et spécialiste des études intermédiales Jean-Marc Larrue: un observateur qui regarde à travers une vitre parfaitement claire pourra facilement l’oublier puisqu’elle n’interfère pas avec la lumière, alors qu’une fenêtre salie ou fissurée rappelle constamment sa propre existence et peut même rendre difficile la perception de l’image formée de l’autre côté. On peut chercher à rendre un milieu médiatique plus opaque ou plus transparent, c’est-à-dire à l’exposer ou à l’invisibiliser, selon l’effet esthétique que l’on cherche à susciter.↩︎

  5. Melanie Dulong de Rosnay, Hervé Le Crosnier (dir.), « Le domaine public », dans Melanie Dulong de Rosnay, Hervé Le Crosnier (dir.), Propriété intellectuelle : Géopolitique et mondialisation, Paris, CNRS Éditions, « Les essentiels d’Hermès », 2019, p. 37‑54, disponible en ligne : http://books.openedition.org/editionscnrs/19461 (page consultée le 8 mai 2023).↩︎

  6. Ecma International, ECMA-404, 2017, disponible en ligne : https://www.ecma-international.org/publications-and-standards/standards/ecma-404/ (page consultée le 20 mars 2023).↩︎

  7. Antoine Fauchié, Vers un système modulaire de publication : éditer avec le numérique., Enssib, 2018 1.1 éd., 139 p., disponible en ligne : / (page consultée le 18 mars 2019).↩︎

  8. https://www.openstreetmap.org↩︎

  9. http://umap.openstreetmap.fr↩︎

  10. https://leafletjs.com↩︎

  11. Anthony Masure, Design et humanités numériques, Paris, B42, « Esthétique des données » nº 1, 2017 1re édition, 152 p.↩︎

  12. Beata Raoul, Naufrages, 2019, disponible en ligne : https://abrupt.cc/beata-raoul/naufrages/ (page consultée le 25 janvier 2021).↩︎

  13. Dictionnaire historique de la langue française, vol. III, Paris, France, Le Robert, 2022 Sixième édition / Édition ultime, xxiii, 2935 p.↩︎

  14. Académie française, Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Imprimerie nationale Éditions, 1992 9e éd.↩︎

  15. Ibid.↩︎

  16. ↩︎

  17. Anthony Masure, Le design des programmes. Des façons de faire du numérique, Paris, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014, disponible en ligne : http://www.softphd.com/ (page consultée le 7 mars 2023).↩︎

  18. Jean-Michel (1951- ...). Salanskis, Le monde du computationnel, Paris, Éd. les Belles lettres, « À présent, 1961-1943 », 2011, 195 p., pp. 153-154.↩︎

  19. Ibid., p. 154.↩︎

  20. «Le dispositif est donc le principe même de la technique: là où il y a intention et répétition, et que cette dernière repose sur une matérialité structurée, il y a technique. La structuration de la matière crée les conditions de possibilité pour une temporalisation de la conscience humaine, donnant à hériter du geste prescrit par l’objet technique et à anticiper l’effet qu’il produit. L’object technique crée des possibles et ouvre un horizon où l’humain trouve une capacité à se projeter et à intégrer dans un même horizon les événements auxquels il est confronté et donc ce qui lui arrive.» (Bruno Bachimont, Le sens de la technique. Le numérique et le calcul, Paris, Encre marine, 2010b 1re édition, 192 p.)↩︎

  21. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif?, Paris, Payot & Rivages, « Rivages poche/Petite bibliothèque, 1158-5609 » nº 569, 2007, 50 p., disponible en ligne : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb410286985 (page consultée le 9 avril 2023).↩︎

  22. Bruno Bachimont, op. cit., p. 167.↩︎

  23. L’activité de modélisation du concept de variation fait notamment l’objet du projet de recherche (en cours) IAL (Intelligence Artificielle Littéraire) : expérimentation d’algorithmes d’apprentissage automatique pour définir et identifier les variations dans l’Anthologie grecque dont Marcello Vitali-Rosati, qui dirige ce mémoire, est le chercheur principal.↩︎

  24. Nancy Katherine (1943- ...). Hayles, How we became posthuman virtual bodies in cybernetics, literature, and informatics, Chicago ;, University of Chicago Press, 1999, 350 p., disponible en ligne : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb412394256 (page consultée le 10 avril 2023).↩︎

  25. Ibid., p. 13.↩︎

  26. «If information is pattern, then noninformation should be the absence of pattern, that is, randomness. This commonsense expectation ran into unexpected complications when certain developments within information theory implied that information could be equated with randomness as well as with pattern. Identifying information with both pattern and randomness proved to be a powerful paradox, leading to the realization that in some instances, an information of noise into a system can cause it to reorganize at a higher level of complexity. Within such a system, pattern and randomness are bound together in a complex dialectic that makes them not so much opposites as complements or supplements to one another. Each helps to define the other; each contributes to the flow of information through the system (Ibid., p. 25)↩︎

  27. N. Katherine Hayles, « Self-reflexive Metaphors in Maxwell’s Demon and Shannon’s Choice: Finding the Passages », dans Chaos Bound, Cornell University Press, « Orderly Disorder in Contemporary Literature and Science », 1990, p. 31‑60, disponible en ligne : https://www.jstor.org/stable/10.7591/j.ctt207g6w4.5 (page consultée le 10 avril 2023).↩︎

  28. Cette jonction inattendue entre information et aléatoire (ou chaos) a été proposée par le mathématicien et pionnier de la théorie de l’information, Claude Shannon. C’est ce dont traite N. Katherine Hayles dans (Ibid.).↩︎

  29. Nous dispensons le lecteur, la lectrice, d’un exposé détaillé du problème, puisqu’il a maintes fois été fait ailleurs L’expérience de pensée montre une hypothétique violation des lois de la thermodynamique: grâce à l’intervention de l’être fini, le «démon», sur une boîte à deux chambres remplie de gaz, le système pourrait subir une diminution passive (c’est-à-dire, sans apport supplémentaire d’énergie) de l’entropie, ce qui représenterait une violation de la seconde loi. La résolution – et nous nous excusons pour la grossière brièveté de cet exposé – réside dans l’inclusion du démon dans le système auquel on le supposait extérieur. L’acquisition d’une certaine quantité d’information (la vitesse des particules, que le démon pouvait choisir de trier) implique une augmentation de l’entropie.↩︎

  30. Nous mentionnons les travaux de Leó Szilard puis de Léon Brillouin, qui ont modélisé le problème du démon de Maxwell de manière à tenir compte du traitement de l’information dans le paradigme entropique.↩︎

  31. On pense à la cryptographie notamment: l’obfuscation d’un message le réduit à une séquence de caractères inintelligible, en apparence aléatoire, pour quiconque ne disposant pas des clés nécessaires à son déchiffrement. L’attaque par «force brute», où un tiers parti tente de deviner par essais et erreurs, s’avère dans bien des cas inenvisageable tant les probabilités de deviner la clé dans un laps de temps suffisamment court sont faibles.↩︎

  32. N. Katherine Hayles, loc. cit.↩︎

  33. Ibid., p. 56.↩︎

  34. Henri Atlan, « On a Formal Definition of Organization », Journal of Theoretical Biology, vol. XLV, nᵒ 2, 1974, p. 295‑304, disponible en ligne : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/0022519374901155 (page consultée le 21 avril 2023).↩︎

  35. Loc. cit., p. 55.↩︎

  36. Ibid., p. 56.↩︎

  37. Si l’association entre information et entropie a été faite historiquement, la distinction entre les deux concepts doit néanmoins être maintenue. N. Katherine Hayles fait souligne que l’entropie informationnelle diffère de l’entropie thermodynamique – ne serait-ce que d’un point de vue strictement matériel. Au sens de la thermodynamique, l’entropie caractérise un état statistique de la matière, son degré de désordre, alors qu’en théorie de l’information, la quantité d’information contenue dans un message est calculable à partir d’un ensemble limité de possibilités discrètes (le résultat obtenu en lançant un dé, une carte tirée dans un jeu conventionnel, etc.).↩︎

  38. Abrüpt, « www.abrupt.cc », Abrüpt, s. d., disponible en ligne : https://abrupt.cc/ (page consultée le 21 avril 2023).↩︎

  39. N. Katherine Hayles, loc. cit., p. 58‑59.↩︎

  40. Maurizio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté: essai sur la condition néolibérale, Paris, Éd. Amsterdam, 2011, 123 p., disponible en ligne : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb42495894w (page consultée le 23 avril 2023).↩︎

  41. Ibid.↩︎

  42. Marcello Vitali-Rosati, « Pour une théorie de l’éditorialisation », Humanités numériques, nᵒ 1, 2020b, disponible en ligne : http://journals.openedition.org/revuehn/371 (page consultée le 2 mai 2021).↩︎

  43. Maurizio Lazzarato, op. cit. p. 110-112.↩︎

  44. Yves.. Citton, Gestes d’humanités: anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, A. Colin, « Le temps des idées », 2012, 313 p., disponible en ligne : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb42752073p (page consultée le 23 avril 2023).↩︎

  45. Bruno Bachimont, op. cit., p. 159.↩︎

  46. Yves.. Citton, op. cit., p. 72.↩︎

  47. «Le code, c’est la loi» écrivait le juriste Lawrence Lessig, à propos de la prolifération du code informatique et de son caractère structurant sur la société, son rôle déterminant sur la manière dont certaines valeurs ou certains droits sont promus («implémentées») ou non. Voir (Lawrence Lessig, « Code Is Law », Harvard Magazine, 2000, disponible en ligne : https://harvardmagazine.com/2000/01/code-is-law-html (page consultée le 3 mai 2021)).↩︎

  48. Maurizio Lazzarato, op. cit., p. 113.↩︎

  49. Shoshana Zuboff témoigne ainsi des pratique de «petites poussées» (en anglais: nudging) destinées à amener l’utilisateur vers un certain comportement, de manière presque imperceptible. Voir (Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, New York, PublicAffairs, 2019 1st edition, 704 p.).↩︎

  50. Norbert Wiener, La cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine, Paris, Seuil, 2014b, 376 p.↩︎

  51. Norbert Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains, trad. de Ronan Le Roux, Points, 2014a [1948].↩︎

  52. Ibid., p. 206‑207.↩︎

  53. Ibid., p. 211.↩︎

  54. Nancy Katherine (1943- ...). Hayles, op. cit., p. 106.↩︎

  55. Ibid.↩︎

  56. «Bref, l’étude contemporaine des automates, tant de métal que de chair, est une branche de l’ingénierie de la communication, ses notions cardinales sont celles de message, de degré de perturbation ou «bruit» – terme emprunté au domaine du téléphone –, de quantité d’information, de technique de codage, etc (Norbert Wiener, op. cit., p. 115)↩︎

  57. Nancy Katherine (1943- ...). Hayles, op. cit., p. 107.↩︎

  58. When in the end the universe ceases to manifest diverse probabilities and becomes a uniform soup, control, communication, cybernetics—not to mention life—will expire (Ibid., p. 105).↩︎

  59. Bruno Bachimont, op. cit., p. 69.↩︎

  60. Ibid., p. 29.↩︎

  61. Ibid., p. 69‑70.↩︎

  62. Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, B. Grasset, 1992b, 406 p., disponible en ligne : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb35507468b (page consultée le 27 avril 2023).↩︎

  63. Eco donne pour exemple paradigmatique de texte fermé la «cible» publicitaire dans lequel les concepteurs cherchent à stimuler un effet précis et non ambigu, à réduire les probabilités d’interprétations «aberrantes» du message (car «une cible, ça coopère très peu: ça attend d’être touché»). Voir (Umberto Eco, Lector in fabula: ou, La cooperation interpretative dans les textes narratifs, Paris, B. Grasset, « Figures », 1985a, 315 p., disponible en ligne : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34838622t (page consultée le 27 avril 2023)).↩︎

  64. Ibid., chap. 3.4.↩︎

  65. «Le Lecteur Modèle est un ensemble de conditions de succès ou de bonheur (felicity conditions), établies textuellement, qui doivent être satisfaites pour qu’un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel (Ibid., p. 77)↩︎

  66. «Mais son ouverture est l’effet d’une initiative extérieure, une façon d’utiliser le texte et non pas d’être utilisé par lui, en douceur. Il s’agit là de violence plus que de coopération (Ibid., p. 71)↩︎

  67. Ibid., p. 74.↩︎

  68. Ibid., p. 74‑75.↩︎

  69. Reprise «au sens où on peut réorienter notre réponse à l’événement, le réévaluer, le réinterpréter dans un horizon (Bruno Bachimont, op. cit., p. 29)».↩︎

  70. Ibid., p. 177.↩︎

  71. Peter Kroes, Peter-Paul Verbeek, The moral status of technical artefacts. Philosophy of engineering and technology, Springer Netherlands, 2014, disponible en ligne : https://doi.org/10.1007/978-94-007-7914-3.↩︎

  72. « Value Sensitive Design: Applications, Adaptations, and Critiques », dans Jeroen van den Hoven, Pieter E. Vermaas, Ibo van de Poel (dir.), Handbook of Ethics, Values, and Technological Design: Sources, Theory, Values and Application Domains, Dordrecht, Springer Netherlands, 2015, p. 11‑40, disponible en ligne : https://doi.org/10.1007/978-94-007-6970-0_3 (page consultée le 21 mai 2023).↩︎

  73. Google, « Fonctionnement de Google », About Google, s. d.a, disponible en ligne : https://about.google/intl/fr_ALL/how-our-business-works/ (page consultée le 6 mai 2023).↩︎

  74. L’initiative Google Livres repose sur la numérisation de millions de livres par l’entreprise privée. Voir à ce sujet (Google and the World Brain, British Broadcasting Corporation (BBC), Hellenic Radio & Television (ERT), Institut Català de les Empreses Culturals (ICEC), 2013, disponible en ligne : http://archive.org/details/GoogleAndTheWorldBrain_201611).↩︎

  75. Gérard Wormser, « Building Global Community : La tentation hégémonique de Mark Zuckerberg et de Facebook », sp, 2017, disponible en ligne : http://id.erudit.org/iderudit/1048835ar (page consultée le 1 mai 2023).↩︎

  76. The third way we can create a sense of purpose for everyone is by building community. And when our generation says “everyone”, we mean everyone in the world (Mark Zuckerberg, Mark Zuckerberg’s Speech as Written for Harvard’s Class of 2017, 2017, disponible en ligne : https://news.harvard.edu/gazette/story/2017/05/mark-zuckerbergs-speech-as-written-for-harvards-class-of-2017/ (page consultée le 1 mai 2023)).↩︎

  77. Par exemple, Google avoisine les 90% de parts du marché des moteurs de recherche dans la dernière décennie (Statista, « Global Search Engine Desktop Market Share 2023 », Statista, 2023c, disponible en ligne : https://www.statista.com/statistics/216573/worldwide-market-share-of-search-engines/ (page consultée le 6 mai 2023)). D’après son rapport annuel 2021, Facebook compte 2,91 milliards d’utilisateurs actifs mensuellement et près de deux milliards actifs quotidiennement (Meta, Annual Report 2021, Washington, D.C., United States Securities and Exchange Commission, 2021, disponible en ligne : https://s21.q4cdn.com/399680738/files/doc_financials/annual_reports/2023/2021-Annual-Report.pdf (page consultée le 6 mai 2023)).↩︎

  78. Peter-Paul Verbeek, « Morality in Design: Design Ethics and the Morality of Technological Artifacts », dans Peter Kroes et al. (dir.), Philosophy and Design: From Engineering to Architecture, Dordrecht, Springer Netherlands, 2008, p. 91‑103, disponible en ligne : https://doi.org/10.1007/978-1-4020-6591-0_7 (page consultée le 1 mai 2023) ; Esther Görnemann, Sarah Spiekermann, « Emotional responses to human values in technology: The case of conversational agents », Human–Computer Interaction, vol., nᵒ 0, 2022, p. 1‑28, disponible en ligne : https://doi.org/10.1080/07370024.2022.2136094 (page consultée le 21 mai 2023).↩︎

  79. Shoshana Zuboff, op. cit.↩︎

  80. C’est très clairement ce que Google décrit sur la page présentant son fonctionnement ( (Google, « Fonctionnement de Google », s. d.b, disponible en ligne : https://about.google/intl/fr_ALL/how-our-business-works/ (page consultée le 6 mai 2023))): la vente d’espaces publicitaires constituant sa principale source de revenus, il s’agit d’offrir aux entreprises la possibilité accrue de «toucher de nouveaux clients». La plupart des services de l’entreprise (comme son moteur de recherche, la messagerie électronique ou sa suite bureautique) étant proposés grauitement, l’entreprise explique que «cela ne serait pas possible sans la publicité». Le modèle d’affaires définit clairement le rôle économique de l’utilisateur, qui assigné à la production la matière première du commerce de Google: l’optimisation de ses produits prédictifs. Voir (Shoshana Zuboff, op. cit.) pour une analyse détaillée de ce modèle économique.↩︎

  81. La firme Cambridge Analytica a eu accès aux données détaillées de profils Facebook d’environ 87 millions de personnes. Elle s’en serait servie pour influencer les choix d’électeurs, venant parfois d’intérêts étrangers. Voir par exemple (Nicholas Confessore, « Cambridge Analytica and Facebook: The Scandal and the Fallout So Far », The New York Times, 2018, disponible en ligne : https://www.nytimes.com/2018/04/04/us/politics/cambridge-analytica-scandal-fallout.html (page consultée le 1 mai 2023)).↩︎

  82. En date de 2021, les revenus du secteur la publicité en ligne dépassent annuellement les 12 milliards de dollars au Canada (Statista, « Canada Digital Ad Revenue 2021 », Statista, 2023b, disponible en ligne : https://www.statista.com/statistics/282705/canada-digital-ad-revenue/ (page consultée le 1 mai 2023)). La même année, les revenus issus de la publicité à la télévision sont de 2,8 milliards (Statista, « Canada TV Ad Revenue 2021 », Statista, 2023a, disponible en ligne : https://www.statista.com/statistics/282993/canada-tv-advertising-revenue/ (page consultée le 6 mai 2023)).↩︎

  83. Marcello Vitali-Rosati Gançarski Bruno Bachimont & Pierre, « Revue Intelligibilité du numérique », Revue Intelligibilité du numérique, 2020, disponible en ligne : http://intelligibilite-numerique.numerev.com/numeros/n-3-2022/2633-modeles-du-monde-reel-au-monde-numerique (page consultée le 13 mai 2023).↩︎

  84. Umberto Eco, op. cit., p. 65.↩︎

  85. Ibid., p. 14.↩︎

  86. On peut consulter la page Wikipédia francophone dédiée au Cap-Vert: https://fr.wikipedia.org/wiki/Cap-Vert↩︎

  87. Si l’univocité est l’objectif de certains textes de communication, comme un bulletin d’information, il est de pure spéculation de supposer que le «contenu» d’un texte littéraire puisse être réellement déterminé; que les frontières de sa cosmogonie, si elles existent, puissent être clairement circonscrites (l’univers du texte tel que l’a imaginé l’auteur, dont on retrouverait ensuite la correspondance parfaite dans l‘esprit du lecteur).↩︎

  88. Marcello Vitali-Rosati est un important contributeur au concept d’éditorialisation. Voir par exemple (Marcello Vitali-Rosati, « Qu’est-ce que l’éditorialisation ? », Sens Public, 2016a, disponible en ligne : http://sens-public.org/article1184.html (page consultée le 17 janvier 2020)) et Marcello Vitali-Rosati, loc. cit.].↩︎

  89. On peut penser à la poésie combinatoire de Raymond Queneau, dont l’ouvrage emblématique Cent milliards de poèmes, qualifié de « machine à composer à volonté », permet de superposer divers vers grâce à un découpage des feuillles de papier ligne par ligne. Le recours à l’aléatoire est aussi retrouvé ailleurs chez Abrüpt, comme dans Manifeste(s) (au pluriel).↩︎

  90. Bruno Bachimont, « Signes formels et computation numérique : entre intuition et formalisme. Critique de la raison computationnelle », 2004b, disponible en ligne : http://www.utc.fr/~bachimon/Publications_attachments/Bachimont.pdf.↩︎

  91. Bruno Bachimont, « L’intelligence artificielle comme écriture dynamique : de la raison graphique à la raison computationnelle », dans Jean Petitot, Paolo Fabbri (dir.), Au nom du sens, Paris, Grasset, 2000a, p. 290‑319.↩︎

  92. Bruno Bachimont, op. cit., p. 159.↩︎

  93. Le site web Histoire des arts rapporte le calcul opéré par Queneau pour faire la lecture de ses proprs sonnets: «En comptant 45 secondes pour lire un sonnet et 15 secondes pour changer les volets à 8 heures par jour, 200 jours par an, on a pour plus d’un million de siècles de lecture, et en lisant toute la journée 365 jours par an, pour 190 258 751 années plus quelques plombes et broquilles (sans tenir compte des années bissextiles et autres détails)». Voir http://emusicale.free.fr/HISTOIRE_DES_ARTS/hda-litterature/QUENEAU-cent_mille_milliards_de_poemes/_cent_mille_milliards.php↩︎

  94. Umberto Eco, op. cit., p. 153‑154.↩︎

  95. Ibid., p. 155.↩︎

  96. Yves.. Citton, op. cit., p. 15.↩︎

  97. Johanna Drucker, Visualisation. L’interprétation modélisante, Paris, B42, « Esthétique des données », 2020, disponible en ligne : https://editions-b42.com/produit/visualisation/.↩︎

  98. ↩︎

  99. « Vivre dans les programmes », Multitudes, vol. LXXIV, nᵒ 1, 2019, p. 176‑181, disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2019-1-page-176.htm (page consultée le 17 avril 2023).↩︎

  100. Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel?, Paris, La Découverte, « Sciences et société », 1995, 156 p., disponible en ligne : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb357976114 (page consultée le 24 juin 2022).↩︎

  101. L’Ouganda a mis en place plusieurs mesures pour dissuader les personnes LGBT de s’épanouir. Voir notamment https://www.france24.com/fr/20140224-president-ouganda-promulgue-controversee-loi-anti-gay-homosexualite D’ailleurs, en 2021, soit deux ans après la publication de Naufrages l’Ouganda a adopté une loi pénalisant les relations homosexuelles consensuelles. Voir par exemple la nouvelle publiée par l’Organisation des Nations Unies: https://news.un.org/fr/story/2021/05/1095582↩︎

  102. « Programmability », dans Matthew Fuller (dir.), Software studies: a lexicon, Cambridge, Mass, The MIT Press, « Leonardo books », 2008, p. 224‑229.↩︎

  103. Ibid., p. 227‑228.↩︎

  104. Anthony Masure, p. 166.↩︎

  105. Bruno Bachimont, « Nouvelles tendances applicatives : de l’indexation à l’éditorialisation », dans L’indexation multimédia, Paris, Hermès, 2007c, disponible en ligne : https://cours.ebsi.umontreal.ca/sci6116/Ressources_files/BachimontFormatHerme%CC%80s.pdf.↩︎

  106. Ingénierie des connaissances et des contenus: le numérique entre ontologies et documents, Paris, Hermès science, « Science informatique et SHS », 2007a, 279 p.↩︎