Chapitre conclusion

Conclusion

Louis-Olivier Brassard

Version : 0.1

Nous voilà arrivés au bout de ce mémoire, n’ayant examiné qu’une parcelle d’un vaste corpus dont nous avions promis une herméneutique depuis les «profondeurs» du code informatique. La division tripartite de ce travail reflète la structure de notre démarche: l’analyse thématique de certains manifestes qui révèle, de façon peut-être plus classique, les principales orientations de la maison d’édition; l’étude de cas qui montre le rôle constitutif du code dans l’«œuvre-programme» de Naufrages; l’intrication particulière entre sens et dispositif dans le palimpseste numérique enfer.txt (où l’examen au niveau du protocole permet de refaire émerger l’idéal «ontologico-politique», préalablement exposé dans les manifestes).

Les textes d’Abrüpt ont été une formidable occasion d’approfondissement de certains concepts: la «révolution numérique» (avec ses implications politiques parfois provocatrices, dont la reprise militante par Abrüpt constitue un exemple substantiel de résistance vis-à-vis le discours commercial, dominant), la notion plurivoque de «programme» (sa modélisation entre ouverture et fermeture programmatiques) ou encore la question du transhumanisme (en particulier dans son éversion vers la «pensée préhumaine»). On pourrait à juste titre nous reprocher d’avoir ainsi considéré les textes d’Abrüpt comme «secondaires», car prétextes à des digressions philosophiques qui trahiraient notre ambivalence disciplinaire1. Cette démarche, nous la défendons néanmoins, d’abord parce qu’il nous semble qu’elle dessert bien les textes que notre analyse est censée éclairer. On ne saisit la pleine mesure de la «subjectivité réticulaire» qu’en la dépliant sous l’éclairage de l’histoire de l’informatique et de la culture particulière qui l’entoure. L’analyse d’un programme prend une tout autre direction lorsqu’on l’aborde non pas sous sa facette «applicative», mais sous son angle dialogique (nous espérons avoir montré qu’un programme informatique est aussi un discours) qui insiste plutôt sur les modalités de négociation du sens (interprétation subjective, autonomie technicienne, indétermination a priori). Le statut moral d’un tel objet discursif se révèle doublement intéressant, puisqu’il «codifie» de nouvelles pratiques littéraires sans pour autant en réduire les marges d’indétermination, tout en «littérarisant» des formes d’écriture qui n’admettent pas d’ambiguïté (au risque de faire planter la machine). La philosophie de la technique derrière ces écritures, «abruptement» située à l’opposé du pôle industriel, mérite d’être examinée non pas parce qu’elle est «meilleure», mais parce qu’elle révèle une attitude vis-à-vis de l’information et de la vie qui oriente crucialement les activités de ses auteurs.

Pour Abrüpt, qui se comporte comme un «collectif» anonyme aux contours flous, il s’agit tout autant de destituer l’institution littéraire que la langue qu’elle atteste, tout en effaçant la figure de l’auteur au profit d’une multiplicité subjective et des «différentes créativités» (que les moyens numériques participent notamment à fluidifier). Ce sont de telles perspectives que notre enquête herméneutique a d’abord permis de montrer, puis de valider dans le détail des programmes. Ceux-ci sont non seulement des véhicules fonctionnels, mais identitaires2, car culturellement situés. La «cacographie» infernale qui compose le palimpseste enfer.txt montre qu’une lecture au second, voire au troisième degré est non seulement possible, mais incontournable. Les traces laissées par Abrüpt sont à cet égard innombrables: nous ne pouvons qu’enjoindre les lecteur·e·s curieux·ses à choisir une œuvre au hasard dans son catalogue, ils y dénicheront de nombreux «œufs de Pâques» (ces Easter eggs caractéristiques de l’humour informatique) et un ensemble varié d’installations littéraires étonnantes. Code barres, colophon, signature typographique, formats, fichiers, documentation, choix lexicographiques – aucun détail n’a été laissé au hasard.

Un dernier mot sur la démarche. Nous croyons qu’elle incarne l’esprit de l’humanisme numérique tel qu’énoncé par Milad Doueihi3 – notre objet d’étude ne pourrait pas mieux se rapporter à la «culture numérique» qu’il caractérise – et dont nous assumons la continuité avec l’humanisme au regard de sa vaste tradition (historique, culturelle, épistémologique… et bien sûr technique). Le pari initial était d’appliquer l’approche novatrice du théoricien Mark C. Marino, les «études critiques du code» (critical code studies). Il nous est apparu évident qu’une telle enquête ne pouvait se faire qu’au sein d’un réseau plus large de théories critiques, la lecture purement littérale des lignes de code n’étant que la première étape d’une interprétation aux multiples valences. C’est pourquoi nous situons aussi notre approche à l’aulne du knowledge design de Jeffrey Schnapp4. Le design, entendu non pas comme exercice de style mais comme attitude praxéologique (renvoyant tout à la fois à la conception des arguments et à la mise en œuvre des discours sous toutes leurs formes), peut ainsi se concevoir «comme indiscipline5» au carrefour d’un ensemble plus large de savoirs, de cultures, d’approches et de disciplines. Notre entreprise herméneutique s’est ainsi faite sous le signe d’un chantier multidisciplinaire, empruntant tantôt aux pratiques de programmation, tantôt à l’interprétation modélisante et aux heuristiques visuelles. Loin d’avoir épuisé les régimes de signification des textes étudiés, nous nous nous sommes contenté d’en proposer une interprétation possible. Nous revendiquons sans gêne la dimension hackeur de notre travail: contrairement à l’étiquette populaire, elle ne désigne rien d’autre que l’innocente curiosité qui a alimenté notre bricolage.

Nous comprenons que cette démarche puisse éveiller quelque soupçon au sein des chapelles institutionnelles; nous inspirant d’Abrüpt, nous ne pouvons qu’espérer qu’elle éveillera aussi à certaines sensibilités qui s’avéreront sans doute cruciales à l’ère du numérique. Nous suggérons donc de passer à une «critique lettrée» des programmes informatiques, par contraste avec la programmation lettrée de Donald Knuth, dont le propos se cantonne surtout à l’élégance dans la sphère technicienne. Continuons à lire, écrire, interpréter; programmer n’est que la suite logique de cet humanisme qui ne cesse de renaître.

Références

Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Paris, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2011, 177 p.
Mark C. Marino, Critical Code Studies: initial methods, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, « Software studies », 2020, 288 p.
Anthony Masure, Design et humanités numériques, Paris, B42, « Esthétique des données » nº 1, 2017 1re édition, 152 p.
Jeffrey Schnapp, « Knowledge Design », Hanover, Herrenhausen Lectures, 2013, disponible en ligne : http://jeffreyschnapp.com/wp-content/uploads/2011/06/HH_lectures_Schnapp_01.pdf.

Notes