Chapitre 1

Manifestes et culture numérique

Louis-Olivier Brassard

Version : 0.1-livraison.2

Nous souhaitons montrer comment la culture numérique affecte et conditionne déjà les productions textuelle et paratextuelle, cette dernière étant richement investie par Abrüpt. Nous le ferons sans entrer dans les détails de la technique (nous réservons l’étude du code pour le prochain chapitre, puisqu’elle relève d’une heuristique différente et produit un type de savoir particulier, voire distinct), en nous intéressant plutôt à des questions esthétiques (poétique, rhétorique caractérisant les productions) et éthiques (les valeurs et le projets politiques qui orientent la ligne éditoriale de l’organisation). Nous étudierons plus particulièrement des textes rédigés par la maison d’édition elle-même, car ils sont nombreux, en particulier ses manifestes dont la teneur littéraire mérite en soi d’être analysée.

Partie à retravailler (envoyée lors de première livraison)

2.1 Quelques manifestes

Le manifeste, comme genre littéraire caractérisé par une poétique brutale (voire violente), traduit justement l’esprit contestataire et révolutionnaire des idées qui y sont présentés. Le style contribue à marquer une rupture nette avec le contexte social ou artistique qu’il vise soit à dénoncer, soit à renouveler Un manifeste, comme le relève Claude Abastado, est un programme: il expose une vision sans concession du projet politique ou social, de l’esthétique qu’il cherche en même temps à mettre en œuvre1. En ce sens, il est généralement affecté d’une fonction conative forte, via ses formules injonctives appelant à passer à l’action:

Concrètement un manifeste est un acte de légitimation et de conquête du pouvoir: pouvoir symbolique – moral et idéologique –, puis domination politique ou hégémonie esthétique. Les auteurs d’un manifeste rompent avec l’idéologie dominante et les valeurs consacrées; ils se marginalisent avec éclat, en appellent à tous ceux qui se sentent marginaux; ils accumulent ainsi un crédit et une force qui préludent à la conquête du pouvoir de fait2.

Ce n’est certainement pas par hasard qu’Abrüpt s’adonne à ce genre littéraire. L’organisation s’en sert pour commenter abondamment « la littérature » en tant que discipline, dans une perspective métadiscursive; mais aussi, comme nous allons le voir, pour exposer des éléments idéologiques. L’étude préalable des différents manifestes en tant que textes préfaciels, est d’un intérêt tout particulier pour notre enquête, puisqu’ils sont porteurs d’un ensemble de valeurs et d’intentions sous-jacents à l’ensemble de la production de la maison d’édition. Ainsi, une première étude thématique nous permettra de mettre en lumière quelques-uns de ces éléments que nous retrouverons dans l’étude critique des textes techniques – eux-mêmes à considérer comme des productions culturellement situées.

Quelles sont ces nouvelles formes d’art mises de l’avant dans le cas d’Abrüpt? Quel ordre social? Quelle conception de la littérature l’organisation cherche-t-elle à mettre de l’avant dans ce corpus préliminaire?

Les textes manifestaires, non signés, parlent d’une même voix – celle de l’« organisation », dont l’identité des membres demeure inconnue. Le tissage hypertextuel, dont les environnements numériques offrent un support particulièrement intéressant, est déjà à l’œuvre, que ce soit par des échos thématiques ou de véritables liens explicites (grâce auxquels le lecteur peut passer d’un document à un autre). Ainsi, notre première analyse portera sur une série de manifestes disséminés dans les principaux espaces de la constellation éditoriale d’Abrüpt, en commençant par Manifeste(s), un texte lui-même constitué d’énoncés manifestaires autonomes et qui servira de point de repère pour les autres textes; Manifeste sur www.antilivre.org; La Transdialectique sur www.transdialectique.org; Carré noir sur court-circuit sur www.cyberpoetique.org; Axiome.s. sur www.error.re. Nous nous attarderons aussi sur quelques paratextes particulièrement signifiants, puisqu’ils font aussi « effet-manifeste »3: Organisation, sorte de page « à propos » que l’on retrouve régulièrement sur un site Web, expose les grandes lignes de cette entité qu’est Abrüpt; Partage, présente les textes à caractère légal (les « licences ») et commente leur utilisation ainsi que leur interprétation au sein de l’organisation; la page Colophon comporte une prose continue et presque littéraire sur les choix techniques, lesquels sont intimement liés aux orientations idéologiques de la maison d’édition.

2.2 Manifeste(s) (au pluriel), de la récursivité générique comme singularité manifestaire

Aperçu des manifestes.

Le titre de ce texte évoque déjà la question de la multiplicité avec ses parenthèses et son « s » pluriel, dont on pourrait à première vue lire comme un pluriel facultatif: il y aurait un ou plusieurs manifestes. L’accentué sous-titre « (au pluriel) », lui-même entre parenthèses, souligne cependant sa multiplicité assumée; il y a donc plusieurs manifestes; et un coup d’œil rapide au texte, pourtant sous forme de bloc continu, révèle qu’il s’agit en fait d’une suite de plusieurs phrases distinctes, voire autonomes. Le jeu repose sur un renversement de l’effet de lecture: la parenthèse signalant habituellement un détail complémentaire – mais non essentiel –, elle permet plutôt dans le cas du titre d’exprimer succinctement et simultanés deux sens non exclusifs: celui, d’une part, annonçant la généricité du texte à lire comme manifeste, et de surcroît comme un tout; et celui, d’autre part, de la pluralité des (courts) manifestes atomiques qui le composent. Ce n’est donc pas une contradiction, ni une prétérition (qui suggérerait, facticement, l’exclusion mutuelle entre singulier et pluriel), mais une ambiguïté volontaire, traduisant une récursivité générique: plusieurs manifestes qui constituent ensemble un même manifeste. Les paires de crochets encapsulant chacun de ces « micro-manifestes » accentuent, au moins sur le plan graphique, leur caractère unitaire. Sur le Web, le lecteur peut, grâce à une installation interactive, réordonner le texte à sa guise, grâce au glisser-déposer de la souris. Cet ajout peut paraître banal, bien qu’inhabituel, mais il constitue une invitation à s’approprier, au moins en partie, le manifeste, voire à en produire un sens nouveau. Un simple clic sur le sous-titre « (au pluriel) » permet d’ailleurs de mélanger les phrases dans un ordre complètement aléatoire, une invitation supplémentaire à en faire une lecture alternative.

En dépliant le texte sous forme de liste ordonnée, nous obtenons une série de 99 manifestes (la numérotation est la nôtre, cette forme figée facilitant l’étude et le renvoi). La présence, au début et à la fin du texte, de fragments elliptiques « […] » suggère que le texte ne représenterait qu’une partie d’un ensemble plus vaste, potentiellement infini de manifestes qu’on ne prétendrait pas épuiser, suivant la logique accumulative. Le jeu typographique est double: les points de suspension encadrés de crochets évoquent bien sûr l’ellipse dans une citation tronquée, mais invitent aussi à déplier ces fragments non énoncés et à en imaginer la suite, dans une rhétorique prétéritive du et cætera qui tend non à l’exhaustivité, mais à l’ouverture des lignes de fuite.

Que disent ces manifestes? Pour tenter de faire sens dans cette série, nous avons ordonné et numéroté la liste, puis en avons dégagé, pour chacune, des thématiques communes sous forme de mots-clefs. Enfin, nous avons cherché à les regrouper sous des thématiques communes et signifiantes dans ce contexte, dans une démarche apparentée à l’« interprétation modélisante » décrite par Johanna Drucker4. En ce sens, nous ne prétendons ni à la réification du texte étudié en un jeu de données objectives (le caractère construit et sélectif de celles-ci en feraient plutôt ce que Drucker appelle des capta au lieu des data, par opposition à la « neutralité supposée de la production de données »5) ni atteindre l’exhaustivité thématique (des mots-clefs ont assurément été omis ou ignorés). Nous situons cette première analyse du côté de l’interprétation subjective, culturellement située et volontairement sélective des humanités.

Nous dégageons du texte les thèmes suivants, au moins de manière préliminaire:

Nous insistons, cette liste n’est certainement pas exhaustive, mais elle dresse un premier portrait des thèmes et enjeux saillants de ce texte au genre manifestaire, mettant de l’avant quelques-unes des orientations les plus saillantes de celle qui se qualifie d’« organisation ». De quelle manière ces thèmes sont-ils traités? Examinons d’abord le cas de la littérature, puisque le texte abonde de mentions explicites (dans au moins 21 manifestes concernés).

La littérature n’a pas de centre, de sens non plus. ([[manifestes#1]])

De quel « centre » parle-t-on? Puisqu’il est question de « la littérature » au singulier, supposons qu’elle est à entendre dans un sens élargi, celui de son « champ » – celui que se constitue une discipline qui définit elle-même les normes spécifiques de son art6, les principes de sa propre légitimité7 ainsi que les canons de cette légitimité8. Des figures y acquièrent une certaine autorité, comme les auteurs (Baudelaire ou Flaubert par exemple), les critiques ou les éditeurs: ce sont eux qui dictent les règles de l’art, qui sanctionnent, au moins sur le plan symbolique, ce qui a une valeur artistique ou non. La distribution de capital symbolique relève de figures centrales à ce champ – la reconnaissance passe principalement par ce centre d’autorité. Par contraste:

La littérature émane de toutes marges. ([[manifestes#2]])

L’enchaînement avec cette deuxième affirmation sur « la littérature », cette-fois sous l’angle de la périphérie, n’est sans doute pas fortuit. Car si un champ se sépare, selon la division bourdieusienne, en sous-champs de grande production et de production restreinte, c’est aussi parce qu’il s’en dégage une périphérie, formé de cellules marginales qui évoluent parallèlement, parfois même à contre-courant pour les plus radicales, de l’idéologie dominante à une époque donnée.

[…] entre les dominants qui ont partie liée avec la continuité, l’identité, la reproduction, et les dominés, les nouveaux entrants, qui ont intérêt à la discontinuité, à la rupture, à la différence, à la révolution. Faire date, c’est inséparablement faire exister une nouvelle position au-delà des positions établies, en avant de ces positions, en avant-garde, et, en introduisant la différence, produire le temps9.

Ce mouvement parallèle, celui qui cherche à se distinguer d’un système aux normes établies, voire à le renverser – par des moyens de différenciation (esthétique, idéologique) –, c’est celui de l’avant-garde, dont on peut relever des occurrences explicites:

L’avant-garde s’écrit avec de la terre, meurt par le feu, ne s’efface pas derrière les lignes. ([[manifestes#40]])

… ou implicites, à travers des figures imagées qui évoquent le rapport de « la littérature » à la temporalité, et à l’avenir en particulier:

La littérature devance l’aurore. ([[manifestes#20]])

Que se montrent et que se taisent les lendemains, les grondements littéraires n’appartiennent qu’aux surlendemains. ([[manifestes#59]])

Une littérature qui « devance l’aurore », c’est assurément une métaphore temporelle pour parler d’une littérature en avance sur son temps. Caractérisée par une « esthétique du risque »:

Jamais deux fois identique, toujours en partage, l’esthétique du risque. ([[manifestes#65]])

Le style se casse, les dents aussi. ([[manifestes#90]])

…car bousculant l’« établi »:

Un regard mélancolique suffit à la littérature pour exploser l’établi. (manifestes#62)

…la littérature de l’avant-garde entretient un rapport obsessif avec l’avenir, puisqu’elle anticipe des formes futures, ou propose à tout le moins le rêve d’un projet nouveau – celui qu’on retrouve, le plus souvent, dans son manifeste. Si « la pensée manifestaire […] est toujours, à quelque degré, utopique », et que sa « situation est, par nature, précaire »10, elle n’en demeure pas moins un programme à mettre en œuvre, avec une visée concrète. Nous verrons que l’appareillage éditorial d’Abrüpt en constitue justement une « preuve de concept ». Nous voilà donc plongés en pleine revendication avant-gardiste (à peine masquée) dont il nous reste à éclaircir le contexte, puisque toute revendication ne peut être comprise qu’en fonction de celui-ci. Cependant, dont nous commençons déjà à voir émerger la vision, les objectifs – pour le champ littéraire à tout le moins. Quel est-il, ce contexte? Examinons d’abord le rapport au temps. Comment une allusion au passé (« un regard mélancolique ») est-elle connotée? Le rapport du texte à l’héritage littéraire peut sembler ambigu: déjà, nous voyons poindre des cooccurrences entre littérature et sa destruction (voire sa déconstruction – nous y reviendrons). Faut-il croire que le texte cherche à tout prix à enterrer le passé sous le signe d’une injonction au changement? Plutôt que le passé, c’est plutôt l’état présent de la littérature qui est dépeint de manière négative par le texte:

L’époque s’enlise en l’incertitude. ([[manifestes#6]])

Une forme séculaire, l’ennui, et les pages se tournent et se tournent. ([[manifestes#14]])

Doucereux les temps, immobiles les temps, mensongers les temps, trahison le mouvement des temps. ([[manifestes#15]])

L’époque vocifère en silence. ([[manifestes#85]])

Quelque chose ne semble pas convenir aux auteurs du texte (qui sont peut-être ceux qui « vocifèrent », puisqu’ils manifestent contre l’ordre établi). En particulier, une forme de mouvement apparaît connotée négativement, celle peut-être des pages qui « se tournent et se tournent » – l’insistance semble traduire un certain agacement –, à une époque encore habitée par cette « forme séculaire » qu’est le codex. Il semble que ce soit cet irritant, issu du présent, qui serve de mobile à l’invention mise de l’avant par le texte:

Invoquer le passé, le corrompre, le réévaluer, y inventer les outils de la transe. ([[manifestes#57]])

…sauf que cette insistance sur l’invention est contrebalancée par une non-originalité assumée, le thème de l’idéalité étant placé sous le signe de la continuité autonome plutôt que de l’inventivité géniale:

L’idée n’est jamais première, elle est une suite d’elle-même. ([[manifestes#95]])

Cette « suite » de l’idée ne peut que renvoyer à son histoire, à son passé. Partant, « le passé » se fait conférer un statut privilégié dans l’écriture d’Abrüpt, et on peut s’attendre à repérer de nombreux renvois, implicites ou explicites, vers des référents historiques, littéraires ou philosophiques – d’où une « poétique de la relecture »11, une littérature à étudier sous le prisme de la réécriture12. Car si le numérique, caractérisé par une extrême labilité13 facilitant la copie14 et le partage15, favorise en quelque sorte la multiplication des couches scripturales, il encourage aussi le mélange interdiscursif, la superposition des voix et des discours, leur « remixage » à travers des outils de production culturels (largement accessibles via les ), leur tissage hypertextuel. On retrouve dans le texte une perspective « reconnaissante, peut-être déférente, à l’endroit du passé, d’une part, et une anticipation optimiste du futur, animée par un certain « espoir » ([[manifestes#35]]), d’autre part. Cet espoir, on le devine, est celui d’un renouveau à la fois de la production du sens et de la fabrication esthétique, issu d’un même élan de ne pas faire pareil; s’appuyer sur le passé pour créer quelque chose de nouveau, faire dire quelque chose de différent aux textes via leur relecture, leur réinterprétation, voire leur réécriture; « rouvrir » des textes autrement clos afin de leur redonner, paradoxalement, un statut d’inachèvement; et par là, leur insuffler un surcroît de sens. Si chaque lecture produit elle-même déjà son texte16, l’instabilité et la manipulabilité accrues du texte en régime numérique ne font que multiplier davantage les possibilités (comme le permet le sous-titre « au pluriel » qui fonctionne comme un bouton, sur lequel on appuie pour mélanger l’ordre des manifestes et dont le simple survol provoque une agitation frénétique). C’est peut-être un certain statu quo de l’état de la littérature littéraire – un « non-mouvement » donc – qui irrite la maison d’édition, dont l’agitation (lexicale, thématique, voire carrément cinétique) se traduit à travers les thèmes du progrès (croissance, mutation, révolution), de la destruction (violence, pyromanie) ou encore à travers l’interface numérique (constituée d’éléments interactifs et animés).

La littérature dynamite. ([[manifestes#23]])

Le langage comme structure a la puissance de sa déstructuration. ([[#manifestes#28]])

La dynamique s’impose comme essence, l’accident comme étincelle. ([[manifestes#41]])

L’entrelacs du réseau offre à la littérature une écriture de flammes. ([[manifestes#46]])

Cette propension au changement est teintée par une perspective orientée vers l’avenir, souvent sous le signe de l’invention – comme celle d’une nouvelle syntaxe, d’une nouvelle nomenclature, d’un nouvel outillage – et appelle au changement, à la subversion, à la mutation, au renversement des « ennuyeuses » formes, discours et modèles établis:

Abrupt le verbe se mue. ([[manifestes#30]])

Donner nom, corps et métamorphose. ([[manifestes#37]])

Saboter la syntaxe et forger sa transmutation. ([[manifestes#70]]) La variation témoigne d’une nécessité de se projeter au-delà. ([[manifestes#5]])

Inventer l’instant d’après, mais anéantir les discours de l’instant d’après. ([[manifestes#29]])

Fracture discours. ([[manifestes#31]])

Cette idée de « fracturer le discours » – et éventuellement, les présupposés idéologiques qui y sont embarqués – constitue un trait caractéristique de l’écriture du manifeste, comme le note Claude Abastado:

L’écriture manifestaire déconstruit les modèles canoniques. Une étude intertextuelle y reconnaît des citations masquées ou gauchies, des imitations parodiques, une polémique qui engage la signifiance du langage et vise, plus fondamentalement, le système linguistique et les catégories de la pensée. Ce travail de sape prépare et ébauche une restructuration du champ discursif, l’instauration de nouvelles formes d’expression; il est un facteur puissant de l’évolution de l’écriture17.

Il n’est donc pas étonnant que le traitement de la langue et de la littérature occupe autant de place dans les Manifeste(s) d’Abrüpt (49 manifestes sur 99), d’autant plus qu’il concerne l’objet même que l’organisation cherche à réformer.

La négation de la littérature n’est pas la négation de sa révolte. ([[manifestes#21]])

On comprend qu’il ne s’agit pas de nier l’existence ou même la possibilité d’une littérature (comme champ, comme discipline), mais plutôt de critiquer un état particulier de la littérature, que le texte appelle à renouveler. Une telle négation est à la fois paradoxale et provocatrice, puisque ce sont autant de dispositifs littéraires (stylistiques, rhétoriques) qui constituent le véhicule d’expression du texte. Le travail sur la forme, syntaxique et éditorial, est justement constitutif du processus de différenciation idéologique:

Sans forme ne se transforme l’idée. ([[manifestes#71]])

…et de surcroît, dans un rapport de renforcement:

Le support littéraire intensifie la littérature. ([[manifestes#67]])

Nous réservons pour plus tard l’analyse littéraire du médium, mais réitérons l’importance de l’appareil éditorial et son caractère particulièrement signifiant dans la production d’Abrüpt. Soulignons néanmoins l’importance redoublée de cette double singularisation (formelle et idéologique) pour son positionnement au sein du champ littéraire:

On comprend la place qui, dans cette lutte pour la vie, pour la survie, revient aux marques distinctives qui, dans le meilleur des cas, visent à repérer les plus superficielles et les plus visibles des propriétés attachées à un ensemble d’œuvres ou de productions. Les mots, noms d’écoles ou de groupes, noms propres, n’ont tant d’importance que parce qu’ils font les choses: signes distinctifs, ils produisent l’existence dans un univers où exister c’est différer, « se faire un nom », un nom propre ou un nom commun (celui d’un groupe)18.

Le texte Organisation, que nous incluons dans le corpus manifestaire d’Abrüpt, comporte justement une pièce justificative qui appuie sa singularisation dans le paysage littéraire:

Quelle graphie pour cette idée ? Abrüpt […]. Nous siégeons parmi la langue germanique — malgré notre attachement viscéral aux sonorités francophones — où le tréma est Umlaut : l’Um-Laut, l’autour du son. Par la trace, la transformation sémantique. Par l’écriture, la direction altérée19.

Ce nom commun, « Abrüpt », permet ainsi à l’organisation de « faire nom » et de regrouper le mouvement éditorial qu’il incarne tantôt sous la bannière de collectifs anonymes (notamment: « Le Réseaü »), tantôt sous le signe d’une poétique proprement numérique (« La Cyberpoétique ») ou encore d’un « courant » philosophico-politique (« La Transdialectique »). Nous nous pencherons sur les textes de ces différents espaces (en particulier, leurs manifestes), mais attardons-nous un moment sur un aspect qui semble faire la marque de commerce d’Abrüpt: la réticularité. Car l’objectif encore non avoué d’Abrüpt est la production d’un sujet particulier – le public virtuel de tout manifeste, ce que relève Claude Abastado dans son texte sur l’analyse du genre manifestaire:

Il [le manifeste] met en forme et proclame, en face d’une idéologie reconnue, la pensée latente d’un public virtuel; il lui sert de résonateur20.

Ce public virtuel, latent, annoncé par les textes d’Abrüpt, c’est le « sujet réticulaire » – que nous aborderons avec le texte La Transdialectique d’ailleurs signé « Nous, le sujet réticulaire ». Prenons note de quelques éléments de contexte afin de saisir l’importance de la notion de réseau. Internet, nous l’avons vu, est une construction éminemment réticulaire; c’est un réseau de réseaux; son infrastructure est, au moins dans sa conception, distribuée, si bien que tout utilisateur qui s’y connecte a le potentiel d’y former un nœud, d’étendre le réseau et d’y mettre à disposition une création ou une innovation « qui se répandra dans le réseau et sera utilisé par d’autres » [Cardon2019 35]. Ce processus n’étant pas, en principe, soumis à une autorité centrale (contrairement à une architecture centralisée, comme c’est le cas de l’infrastructure téléphonique), le réseau prend la forme que lui donnent ses usagers: il forme donc un tout alimenté par la singularité des individus, un tout réticulaire. Le ton impersonnel, voire désincarné des Manifsete(s), du fait de l’absence de pronoms « je » ou « nous » – par contraste avec des textes manifestaires qui opposent explicitement un « nous » et un « eux » – laisse présager une intention d’indifférenciation, voire l’émergence d’une mouvance qui n’est pas encore nommée comme telle, mais dont les autres textes d’Abrüpt rendront assurément compte avec plus de clarté.

Pourquoi ce caractère si indistinct et impersonnel? La question de l’identité dans les environnements numériques est un sujet à la fois riche et vaste, nous y risquons quelques pistes hâtives. La disjonction entre les activités menées en ligne de celles qui se feraient « hors ligne » (une telle distinction mériterait d’être interrogée, en particulier dans le contexte d’une informatique ubiquitaire) a longtemps perduré avec l’opposition fallacieuse entre réel et virtuel21. La « déclaration d’indépendance du cyberespace » (A Declaration of the Independence of Cyberspace) par John Perry Barlow, texte s’érigeant contre l’intervention des gouvernements dans la sphère cybernétique et l’application des lois issues du « monde terrestre », s’inscrit radicalement dans cette tendance. Si les plateformes web ont donné lieu à des pratiques identitaires multiples, comme la mise en scène de soi par le truchement de médias sociaux ou la participation à des jeux en ligne sous le couvert de pseudonymes, la connectivité à grande échelle s’est avérée un couteau à double tranchant: la relative centralisation d’Internet, que ce soit en raison du positionnement stratégique de son infrastructure (comme les câbles sous-marins reliant des régions plus ou moins vastes au réseau Internet22) ou par l’entremise d’entreprises privées sur lesquelles circulent une part imoprtante du trafic des données, a permis l’émergence d’une surveillance structurelle à l’échelle globale23 par des agences de renseignement gouvernementales. En ce sens, la préservation de la vie privée via des méthodes de cryptage constitue déjà un geste politique – voire clandestin dans certains cas. L’anonymat ou le pseudonymat sont des traits particulièrement saillants dans la culture hacker, et le droit à la vie privée y est souvent chèrement défendu – indépendamment du caractère licite ou non de l’activité concernée. Par exemple, l’encyclopédie collaborative Wikipédia ne demande pas à ses contributeurs de rattacher leur compte utilisateur à leur identité dans la vie civile « hors-ligne », et l’argument d’autorité (fondé sur le niveau de diplomation ou le statut social, par exemple) ne peut pas y être utilisé pour justifier une contribution (celle-ci devant, entre autres, être appuyée par des références vérifiables par toutes et tous). À l’autre bout du spectre à la communauté de « hacktivistes » Anonymous, qui prend régulièrement position contre les abus de pouvoir perpétrés par des gouvernements ou de grandes entreprises et qui, en guise de coup d‘éclat, coordonne des opérations de sabotage qui mettent en échec leurs services en ligne. L’anonymat, parce qu’il confère aux membres l’immunité d’exercer leurs activités sans pouvoir être identifiés par les gouvernements ou les forces de l’ordre, constitue en soi une puissante méthode de « camouflage ». Mais même lorsque sa préservation n’est pas strictement nécessaire (lorsqu’on ne trouve pas sous l’emprise d’un régime autoritaire par exemple), elle constitue un atout de l’éthique du hacker. Cette éthique, ainsi que le note Steven Levy, repose sur une méritocratie de la production, établie sans regard à l’identité du hacker

Le hacker doit être jugé selon ses hacks, et non selon de faux critères comme les diplômes, l’âge, l’origine ethnique ou le rang social et ce, conformément à la notion de mérite à laquelle on est très sensible dans les mondes numériques24.

. L’anonymat (ou le pseudonymat), s’il est déjà naturel dans les environnements numériques, empêche d’emblée à un biais de s’interposer dans un tel jugement de valeurs, et représente une contrainte de plus pour le hacker qui « essaye de se montrer plus malin que les autres »25 et qui, pour exercer sa pleine liberté, n’hésite pas à défier l’autorité. Cette culture de l’anonymat semble caractériser une part signifiante de l’ethos créatif d’Abrüpt. L’identité des instigateurs de l’organisation demeure mystérieuse: qui sont-ils? Combien sont-ils? Comment parviennent-ils à assurer la production d’un point de vue économique? Ont-ils déjà travaillé dans l’industrie du logiciel? Ont-ils fait des études universitaires dans un domaine connexe, comme celui de l’édition, des lettres ou encore de l’informatique? Aucune mention explicite ne permet, au premier abord, de répondre à ces questions; sauf qu’une telle absence ne semble pas fortuite dans un corpus connoté par l’illicite, la piraterie et la contrefaçon:

La littérature tisse un réseau clandestin sous les évidences du présent. ([[manifestes#45]])

Souhait de luminescence et toute sympathie pour qui falsifie la monnaie. ([[manifestes#63]])

De même, Abrüpt, qui multiplie les réécritures, annonce qu’elle « trafique » – plutôt que vend – des objets dans son « échoppe », terme qui connote le caractère artisanal de sa production. Pourquoi ce jeu sur la piraterie? Abrüpt se pare de liberté, s’affiche en organisation libre de penser, paraissant s’affranchir des contraintes (institutionnelles, linguistiques) de son époque:

La langue emprisonne, le langage libère. ([[manifestes#74]])

La question de la langue, comme cela a été évoqué plus tôt, est le haut lieu des revendications d‘un texte manifestaire. On se sert de la langue comme arme, en la maniant librement, parfois jusqu’à inventer ses propres codes ou son propre langage, à la fois pour communiquer, de manière explicite ou détournée, son projet politique et subvertir les idées établies. Les implications idéologiques dépassent celle de la langue seule: on comprend qu’à travers cet exercice d’affranchissement, d’autonomisation, voire de « dépassement », ce sont les structures sociales et politiques qui sont remises en question.

Révérence à ce qui dépasse le verbe. ([[manifestes#38]])

Fracture discours. ([[manifestes#31]])

Le langage comme structure a la puissance de sa déstructuration. ([[#manifestes#28]])

Pour se défaire d’un supposé cadre de pensée dominant, voire le « dépasser », Abrüpt s’accomode d’abord de la langue, qu’elle manie savamment en multipliant les niveaux de lecture (métaphores, personnifications linguistiques, allusions intertextuelles, esthétique de l’« obscurité » par l’écriture fragmentaire), quitte à « briser » volontairement sa syntaxe. Cette posture subversive participe-t-elle à annoncer cette « révolution » si régulièrement évoquée?

La négation de la littérature n’est pas la négation de sa révolte. ([[manifestes#21]])

La révolution multiplie les perspectives sur la vérité, sans un mot. ([[manifestes#26]])

L’idée rêve sa révolution. ([[manifestes#97]])

En quoi consiste cette révolution? Est-ce une réforme de nature politique? économique? simplement linguistique? Concerne-t-elle le seul champ de l’édition ou encore la littérature toute entière? S’agit-il d’un changement dans l’ordre social? Nous y reviendrons en synthèse, puisque les pratiques de cette maison d’édition ouvrent plusieurs perspectives concrètes le champ littéraire, en plus du caractère parfois spéculatif du fond qu’elle propose. Retenons pour l’instant son ton relativement irrévérencieux, car soucieux d’une pensée libre et affranchie. Cette méfiance envers l’autorité constitue d’ailleurs l’un des traits caractérisiques des hackers, qui préfèrent éviter les intermédiaires en favorisant une gouvernance horizontale, de pair à pair, fondée sur la coopération volontaire, leur permettant de manipule les choses directement et comme ils l’entendent26. Le numérique permet la multiplicité, c’est l’une de ses caractéristiques: il est éminemment modelable, façonnable, car programmable; d’où la récurrence du thème de la multiplicité à travers les manifestes:

La littérature en multitude de littératures. ([[manifestes#19]])

La forme langagière se révèle multiple. ([[manifestes#4]])

L’écriture n’a pas une forme propre, elle a toutes les formes. ([[manifestes#68]])

Autre pan de la culture hacker incarné par les textes d’Abrüpt: la libre circulation de l’information. L‘accès au savoir est primordial chez les hackers, qui sont de purs curieux: à leurs yeux, quiconque cherche à comprendre le fonctionnement d’un système – qu’il soit de nature informatique ou non – devrait pouvoir le faire librement et sans restriction27. Aucun facteur matériel, financier ou même légal ne devrait y faire obstacle. La libre circulation de l’information implique de pouvoir y accéder et de savoir comment l’utiliser: c’est cette double liberté dont se revendiquent les hackers. Le manifeste iconique de Mckenzie Wark A Hacker Manifesto, est éloquent à cet effet:

L’information libre doit être libre dans tous ses aspects – en tant que bien, en tant que flux, et en tant que vecteur28.

La prémisse est que le savoir est une forme de pouvoir. Car pour changer quelque chose dans le monde, encore faut-il comprendre le fonctionnement, si bien que l’accès au savoir devient un enjeu politique dès lors qu’il n’est pas libre. Nous remarquons la filiation d’Abrüpt avec un tel parti pris:

Nous nous vouons à la liberté de l’information et révérons ce que la piraterie littéraire corrompt au sein de nos langueurs sociales, mais nous trafiquons encore, contre tout espoir, quelques curiosités, en assurant de justes gains à nos auteurs complices29.

Cette « piraterie » s’érige ainsi contre l’« enchaînement » de l’information et du savoir à toute forme de contrainte, physique ou légale (nous examinerons plus loin les textes relatifs aux licences). La virtualité du numérique permettant une circulation accrue du flux d’information, on comprend l’affinité d’Abrüpt pour le médium numérique, avec la réticularité et l’hyperconnectivité qui le caractérisent. Une singularité se glisse toutefois dans ce passage: le trafic de « quelques curiosités » (du « papier », de livres sous forme de codex) – comme s’il s‘agissait d’une entorse aux pulsions révolutionnaires d’Abrüpt. Une forme ancienne et, de surcroît, relativement figée, qu’on retrouve encore aujourd’hui parmi les « langueurs sociales » de l’époque. Nous y trouvons un premier indice montrant que l’organisation ne cherche pas à rompre totalement (bien que sa position soit parfois radicale) avec le contexte socio-culturel qu‘elle critique tantôt brutalement (le caractère choquant est caractéristique du genre manifestaire), tantôt plus subtilement (dans une esthétique de l’obscurité, qui maintient à dessein une certaine opacité dans le sens). Abrüpt, lorsqu’elle ne récuse pas le champ qu’elle tend à « réformer » (le terme est trop fort), affiche une certaine déférence quant à l’héritage du passé, tant sur le fond que sur la forme.

2.2.1 Conclusion partielle sur les Manifeste(s)

La littérature d’Abrüpt est d‘abord celle d’une littérature « fabriquée sur Internet » (les paratextes signalent systématiquement « Zürich et Internet » comme lieux de publication), conçue pour tirer profit des caractéristiques propres du médium, en partiuclier sa réticularité et sa virtualité. Sa filiation avec la culture numérique – et en particulier la culture hacker – ne peut être ignorée. Nous postulons que le régime de création sera particulièrement signifiant pour le reste de l’étude du corpus, puisqu’il servira notamment de trame pour l’expression des intentions littéraires, politiques et économiques du projet éditorial d’Abrüpt. Dans un contexte de surveillance institutionnalisée des environnements numériques, mise en place par de grandes entreprises et les états30, échapper « au regard » par les voies de la clandestinité (prétendue ou avérée) relève non seulement d’un exercice de style (lequel traduit un ethos de la piraterie), mais d’une éthique compatibl avec la préservation de la liberté civile et artistique.

La « révolte » de la littérature d’Abrüpt apparaît d’abord comme une dénonciation du statu quo de la discipline, à une époque pourtant bousculée par la révolution numérique. Elle appelle au réinvestissement des formes et des genres par les voies du numérique, à la réappropriation de la langue à des fins idéologiques et à la contestation des canons et des institutions; son appel au changement et au mouvement (éditorial, et même physique) est si insistant qu’on perçoit déjà une injonction au mouvement pur (à travers un lexique de l’agitation), qu’on pourrait rapidement comparer à un mouvement de l’art pour l’art. Elle se revendique ouvertement d’un avant-gardisme irrévérencieux, qui enjoint à détruire l’état présent (en recourant à un discours de la pyromanie notamment) tout en invitant à imaginer les avenues possibles pour la littérature – ce que témoigne le traitement presque obsessif de l’avenir. On voit déjà poindre des formes d’opposition marquées au sein du champ littéraire, comme le rejet d’un « centre » au profit d’une dynamique élargie, marginale, voire réticulaire:

Les mots ordinaires se masquent d’oubli s’’ils ne recherchent leur écho. ([[manifestes#8]])

L’entrelacs du réseau offre à la littérature une écriture de flammes. ([[manifestes#46]])

Dialectique et harmonieux, un réseau ouvert à la parallaxe, et la littérature s’y soulève. ([[manifestes#47]])

Relevons quelques éléments synthèse, que nous divisons en deux tendances – déconstructions et constructions:

2.3 Manifeste sur www.antilivre.org

L’antilivre est une dynamite, est son partage, est l’espace où l’électrique déploie sa langue d’aurore. L’antilivre est une divination, est sa brisure, est la piraterie qui insinue son rêve, sa révolution, parmi la clandestinité des réseaux. L’antilivre est une métamorphose, est son désordre, est l’affirmation d’une littérature des courts-circuits, de sa circulation joyeuse, contre l’époque, contre le livre et sa grammaire, contre sa chaîne et ses ronronnements, pour un futur des altérations, pour une information libre et réticulaire, pour une multitude éclairée par celle-ci. L’antilivre cisaille les lenteurs industrielles du siècle, il façonne des idées d’après-demain à force de recomposer la pluralité de ses passés. Ici, rien ne se tisse, rien ne stagne, le texte trouve une texture encore inconnue en ce qui le survolte, et le verbe, à rebours du flux de nos mondes, fabrique les structures nouvelles de son expression. Direction silicium : l’antilivre trafique de l’irréel pour que s’offre en partage l’abrupt31.

Le court manifeste (dont seul un extrait est présenté ci-haut) de cet espace dédié aux «antilivres» énonce l’esprit contestataire d’Abrüpt et son envie de faire bande à part dans le monde de l’édition. Le texte constitue une vive critique envers l’institution littéraire et l’industrie du livre, l’une étant, d’après ce qu’on peut y lire, trop lente à évoluer («contre le livre et sa grammaire, contre sa chaîne et ses ronronnements»), l’autre n’innovant pas assez au goût des auteurs («l’antilivre cisaille les lenteurs industrielles du siècle»). Le ton est ouvertement révolutionnaire et avant-gardiste (ce que souligne par exemple dès l’ouverture la métaphore de la «langue d’aurore», non sans «écho» par exemple au fragment #20 des Manifeste(s)). L’un des thèmes majeurs de ce manifeste concerne la forme donnée aux objets littéraires, ce que le nom «antilivre» laisse déjà présager: une certaine «opposition» au livre, en particulier vis-à-vis de la forme archétypale de celui-ci, le codex. Rapidement, on se rend compte qu’Abrüpt énonce des idéaux cher à la culture du cyberespace, à commencer par la libération radicale de l’information de sa matérialité. Ainsi, on peut comparer ce passage de la Déclaration d’indépendance du cyberespace par John Perry Barlow en 1996:

L’antilivre n’a pas de forme, son impermanence dispose de toutes les formes, il se transforme sans cesse, et son information brute ne connaît aucune fixité, aucune frontière, elle fragmente son essence, distribue le commun, déploie sa liberté au-devant de nos singularités cybernétiques32.

aux affirmations suivantes formulées par Abrüpt dans ce manifeste:

Nos identités n’ont pas de corps ; ainsi, contrairement à vous [les gouvernements du monde industriel], nous ne pouvons obtenir l’ordre par la contrainte physique. […] Nous nous répandrons sur la planète, si bien que personne ne pourra arrêter nos pensées33.

L’opposition entre les logiques industrielles et l’univers cybernétique (cette «nouvelle demeure de l’esprit», écrivait Barlow) semble irréconciliable tant pour Abrüpt que pour Barlow, car, et c’est ce qui intéresse la communauté des hackeurs (ces «pirates» aux activités pourtant licites de l’ère informatique, dont Abrüpt ne saurait être plus solidaire), l’information doit être libre de circuler. Citons par exemple ce passage du manifeste des hackers de McKenzie Wark:

La sphère d’intérêt des hackeurs consiste en la libération de l’information de ses contraintes matérielles34.

La libération de l’information constitue alors une mission dont Abrüpt se sent investie, et dont l’antilivre serait le pourvoyeur:

L’antilivre y libère l’information, et l’information cherche son chaos35.

La genèse du web découle justement d’une telle «libération de l’information de ses contraintes matérielles», certes dans une version beaucoup moins idyllique (loin des «rêveries» de Ted Nelson et de son projet Xanadu qui a néanmoins influencé concept d’hypertexte36), Tim Berners-Lee, souhaitant faciliter le partage de documents au sein du CERN. Les idéaux d’émancipation de l’information seront entretenus par plusieurs figures de proue de la culture libre, comme Aaron Swartz37. Une telle émancipation se trouve intimement liée aux valeurs d’autonomie: le cyberespace, «c’est le lieu de l’autonomie parce que sans contraintes matérielles38»39. L’autonomie, tant économique que symbolique, constitue un thème récurrent dans les textes d’Abrüpt. Le texte manifestaire excav.txt, incarnation «multidimensionnelle» (multimédia) et à maints égards exemplaires de l’antilivre, se clôt d’justement sur cette finale spectaculaire:

Le combat s’annonce, et comme nous l’a appris l’histoire, la littérature est l’étincelle qui embrase la société, alors dans cette lutte où les propriétaires dominent, où la liberté semble si précaire, il faut faire feu littéraire, offrir aux multiples dimensions du texte leur indépendance, pirater les normes numériques pour instaurer une idée : l’autonomie créatrice40.

Il ne s’agit pas simplement de s’opposer au livre (et à ce qu’il représente, tant sur le plan esthétique qu’institutionnel), mais de se réapproprier les moyens de production, quitte de faire feu de tout bois, «pour que s’élèvent plus hautes les flammes de nos mutations». Car le souhait d’Abrüpt, c’est il n’y ait «qu’un [et un seul] brasier» (nous verrons ce que cela signifie dans le manifeste suivant, La transdialectique). Cela est important, car la multiplicité des expressions créatives réside, d’après le manifeste, dans la multiplicité des matérialités qui l’incarne. Contre le postulat illusoire selon lequel le numérique signerait la rupture avec ses incarnations matérielles, Abrüpt cherche plutôt à réaliser le même idéal d’émancipation précisément par le réinvestissement des formes matérielles, y compris «électriques». Le retour de l’idéal cybernétique se fait donc, presque paradoxalement, sous le signe d’un réalisme technique mettant à profit le savoir-faire informatique au service d’une littérature renouvelée, voire avant-gardiste, dont l’antilivre serait à la fois le véhicule et le symbole, le pourvoyeur multiforme et le talisman salutaire. Non étranger au «mouvement maker41», Abrüpt propose aussi aux lecteurs des créations «DIY», à confectionner soi-même, puis à brûler irrévérencieusement – pyromanie hautement symbolique à l’égard de toute autorité, institutionnelle ou non, qui entraverait de quelque façon que ce soit l’autonomie créatrice. Quel meilleur moyen d’assurer aux idées leur diffusion que la reproduction, simple, modeste et à faible coût, tout un chacun. «La fluidité harmonieuse d’une information libre favoriserait l’avènement d’une réelle démocratie animée par la justice sociale42» écrit Abrüpt dans excav.txt: le projet politique, comme nous le verrons dans le manifeste suivant, fait aussi toujours partie du discours et s’ajoute aux couches énonciatives dont l’écriture numérique est aussi contaminée que les autres.

2.4 La transdialectique: entre transhumanisme et dialectique du dépassement

Le texte La transdialectique fait office de manifeste pour le domaine du même nom (www.transdialectique.org). Dans la constellation des espaces de publication d’Abrüpt, celui-ci est principalement destiné à accueillir des textes de théorie critique et de philosophie. On ne s’étonnera donc pas d’y croiser des références (généralement implicites) à des courants et figures bien connus de l’histoire des idées, comme la philosophie politique de Karl Marx.

« La transdialectique », résume Abrüpt en ouverture du texte, « est une surrection des horizontalités ». (C’est ce même passage qu’on retrouve en quatrième de couverture.) Cette expression annonce, non sans opacité, la philosophie politique de la maison d’édition: la production d’un « sujet réticulaire », cette entité morale qui semble concilier la multiplicité dans l’unité, où aucun sujet n’est au-dessus d’un autre. Elle vise à créer, sinon permettre, de nouvelles formes d’expression qui s’affranchissent des limites dites «humaines» (ce qui est autorisé par l’institution, conforme à la grammaire, regardée comme étant de bon goût, etc.) et qui tendent vers des modèles «physicalistes» de la création, dépourvus de hiérarchies individuelles:

La pratique de ces perspectives, foisonnantes, infinies et sinueuses, déconstruit toute vérité empesant la pensée, et esquisse un entrelacs sensoriel où le devenir électrique de l’humain révèle un sujet réticulaire, une multitude autonome se confondant à son devenir spatial. Cette multitude se définit par l’unité de sa subjectivité, tel un réseau dont les entités s’autoréguleraient en permanence au fil de son accroissement43.

Ce délire linguistique, Abrüpt le situe à l’aulne de la (très sérieuse) Aufhebung, laquelle renvoie au caractère spéculatif du langage et à la conciliation d’éléments contradictoires au sein d’une même dialectique44. Il s’agit de reconnaître les contradictions inhérentes à la multiplicité, tout en les réunissant dans un système dépourvu de hiérarchies. L’«horizontalité multiple» défendue dans La transdialectique relève d’un déconstructivisme radical: ce sont l’ensemble des catégories conceptuelles qu’on croyait acquises qui se trouvent attaquées, du logocentrisme (un usage «orthogonal» de la raison) à la démocratie («où la somme des individuations architecture des hiérarchies et menace ce qui exprime une pluralité mouvante de l’être»). Abrüpt parle ainsi d’une «Durch-hebung» («trans») afin de mettre l’accent sur la dimension transcendante de la dialectique ici à l’œuvre, d’où le mot-valise qui donne le titre au texte. Le principe de non-contradiction, certes éprouvé en logique et en ontologie, n’est ici pas respecté: il ne s’agit pas d’écrire un traité philosophique, mais d’exposer une dialectique, de surcroît hégélienne, qui cherche justement à contester les limites qu’on croirait a priori indépassables.

Le texte dénonce avec une force palpable les systèmes de valeurs centrées sur l’humain, et en particulier les mécanismes modernes de fabrique de l’individu. En prenant position contre le culte de l’individu, la maison d’édition s’attaque ainsi à l’un des grands «malaises» de la modernité, énoncé notamment par le philosophe Charles Taylor:

La première cause de malaise [les transformations qui définissent la modernité] est l’individualisme. […] Nous avons conquis notre liberté moderne en nous coupant des anciens horizons moraux. Nos ancêtres croyaient faire partie d’un ordre qui les dépassait45.

Nommant la modernité elle-même, le texte La Transdialectique souligne l’absurdité d’une quête de la vérité qui tourne à vide, propulsée par l’égocentrisme et sa «course à la domination individuelle»:

[L]a transdialectique émerge des formes réticulaires de la technique et renverse avec fracas l’établi moderne. Elle menace l’humain qui se menace lui-même, et c’est la recherche de la vérité qui ne s’y recherche plus, cette quête folle qui caractérise la pensée humaine dans sa violence impératrice. Mue par l’empreinte de l’ego-roi, cette recherche a fabriqué une course à la domination individuelle comme moteur premier de la modernité.

Mais la transdialectique s’arme contre la modernité! Elle invoque d’antiques spectres, les tragiques, se donne pour tâche d’abattre les hiérarchies individuantes, trame un renouveau acentré des valeurs, dont la substance plurielle se rapprocherait des échos de la physique, cette totalité embrassant le réel et laissant paraître des champs obscurs au-delà du réel lui-même46.

La modernité, porteuse d’un individualisme fort qui fait s’effondrer les «ordres anciens», encenserait un «souci de soi démesuré» qui favorise un usage particulier de la raison, ce que Charles Taylor appelle «raison instrumentale» et qu’on pourrait apparenter aux dérives rationalistes dénoncées par Abrüpt:

Le désenchantement du monde se rattache à un autre phénomène important et inquiétant de l’époque. On pourrait l’appeler la primauté de la raison instrumentale. Par «raison instrumentale», j’entends cette rationalité que nous utilisons lorsque nous évaluons les moyens les plus simples de parvenir à une fin donnée. L’efficacité maximale, la plus grande productivité mesurent sa réussite. […] Nous craignons que des décisions qui devraient être soumises à d’autres critères ne soient prises en termes d’efficacité ou d’un rapport entre coûts et bénéfices, que les fins autonomes qui devraient être éclairées ne soient pas éclipsées par le désir d’accroître au maximum la productivité47.

La raison instrumentale, qui se manifeste un peu comme un calcul comptable, dénote surtout une attitude vis-à-vis des êtres et de leur rapport à soi, au point de les réduire comme simples moyens «assujettis à nos fins». Elle érige la rationalité – ou plutôt un usage particulier de la rationalité – en force de décision toute-puissance qui sert d’abord et avant tout les intérêts de l’individu, reléguant les considérations pour le vivre-ensemble ou l’environnement au second plan. En prônant l’abolition de toute forme de domination individuelle – de la propriété privée jusqu’à la notion d’individu elle-même –, Abrüpt s’oppose ainsi tout un pan de la modernité. Une telle opposition se justifie par l’humain «qui se menace lui-même» – expression qu’on peut comprendre à la lumière de l’anthropocène, cette ère géologique caractérisée par les conséquences désastreuses de l’activité humaine sur la biosphère, ou encore à la suite des progrès militaires permettant d’envisager l’extinction de l’ensemble de la communauté terrestre. Le «dépassement» ne concerne pas seulement la notion d’individu, mais aussi – voire surtout – le dépassement de l’être humain en tant que celui-ci jouirait d’un statut particulier. Dans cette utopie radicale, espace, matière et mouvement composent une nouvelle unité qui abolit tout privilège individuel. Elle s’apparente à un posthumanisme qui, non content des catégories conceptuelles élaborées à partir de l’humanisme (et surtout non content de continuer à partir d’elles), cherche à démanteler ses a priori pour revenir à une philosophie non anthropocentrée – c’est-à-dire sans les biais d’une pensée qui accorderait systématiquement une place privilégiée aux êtres humains. Elle s’oppose radicalement aux courants transhumanistes qui envisagent l’avenir de l’être humain comme étant technologiquement augmenté48 (renforçant le biais anthropocentré, et notamment la domination de l’être humain sur la nature, les autres espèces et même le cosmos – en témoignent l’expression «conquête de l’espace» et le piquetage de drapeaux nationaux sur la Lune). Marcello Vitali-Rosati suggère ainsi, à la lumière des travaux de la physicienne et philosophe Karen Barad et de Cary Wolfe, de parler de «pensée préhumaine»:

Le concept de posthumanisme n’est donc pas une invitation à dépasser l’humain pour aller vers une humanité augmentée – ce qui serait le vœu de certaines interprétations qu’on pourrait qualifier de transhumanistes – mais de questionner la catégorie même d’humain et sa relation avec le non-humain. […] En continuant dans la direction de Barad et de Wolfe on peut donc affirmer que le posthumanisme n’étant pas un dépassement de l’humain pourrait être plutôt pensé comme un préhumanisme, dans le sens où il pointe une dynamique de production de l’humain à partir de relations qui précèdent l’humain49.

L’horizon humaniste envisagé par de ces penseurs n’est pas celui du progrès industriel – en phase avec le prestige accordé au solutionnisme technologique, dont se nourrit d’ailleurs la raison instrumentale – mais une profonde remise en question de ce que signifie le non-humain avant même qu’apparaisse la catégorie d’humain, et en quoi une telle opposition (entre humain et non-humain) peut être dépassée, voire abolie. Il semble qu’Abrüpt, ainsi armé «contre la modernité», aille dans le sens d’une telle pensée préhumaine.

En cherchant à «dépasser» ce qui est humain, le texte suggère aussi l’atteinte d’un «après-langage» – forcément indicible avec les moyens à notre disposition – qui fonderait un état esthétique correspondant à l’idéologie politique véhiculée par le texte, celle d’un anarchisme horizontal fondé non plus sur l’individu, mais sur une multiplicité irréductible d’entités physiques. La subjectivité qui est privilégiée n’est plus celle d’un individu, mais celle d’une forme réticulaire qui résonne en coextension avec son environnement – elle ne fait pas qu’occuper l’espace, elle le devient aussi. L’aplatissement hiérarchique s’opère au niveau physique: il n’importe pas que ce soit de la matière issue d’un organisme vivant, d’un circuit électrique ou d’un système d’information:

En ce système cybernétique, où l’importance ne va plus aux pôles du système, mais à la communication acentrée entre ces pôles, le surhumain émerge non pas contre la dialectique, mais par la dialectique, il devient un sujet réticulaire niant toute entité individuelle, toute domination et faisant corps avec l’objet environnemental de sa subjectivité. Il se fait ainsi affirmation du commun, et surgit comme une métamorphose qui bascule vers un transhumanisme anarchiste et communiste50.

On trouve alors le lien unissant le modèle éditorial, l’idéal politique, le contexte matériel d’énonciation et la subjectivité recherchée: une «communion» qui totalise, dans une entité explicitement «physique», «un seul mouvement subjectif de l’espace»; un «sujet réticulaire» gouverné par une «totalité ontologico-politique». La transdialectique abolit la distinction entre la physique et la métaphysique, dont la désuétude s’explique précisément parce qu’elle relève d’une construction anthroposituée. Penser le dépassement de l’humain, lorsque celui-ci n’est plus au centre d’un modèle représentationnel, constitue au mieux un défi épistémologique de taille (comment imaginer, avec un cerveau humain, une forme de subjectivité au niveau des particules, alors que la conscience, humaine ou animale, fait elle-même l’objet de débats philosophiques épineux51?) et et au pire une entreprise impossible.

Avec La transdialectique, Abrüpt signe un manifeste linguistiquement dense qui annonce le potentiel inédit de la création posthumaniste (ou préhumaniste, pour aller dans le sens des auteurs cités), sans jamais en donner une définition stabilisée (ne lui admettant aucune essence, si ce n’est, non sans une pointe d’humour52, «que récursivité de son propre mouvement53»). Le texte postule l’émergence d’une nouvelle forme de subjectivité, celle du «sujet réticulaire» dépourvu de toute individualité, mais néanmoins pleinement autonome. L’épigraphe fournit à cet effet un exemple ludique, car illustratif:

Que vive l’ontologie politique!
un·e passant·e cagoulé·e, plusieurs.

La ligne attributive joue naturellement sur l’ambiguïté du genre et du nombre (ou une? plusieurs?), mais aussi sur la fonction attributive elle-même, qu’elle semble presque pasticher tant celle-ci est mêlée d’indifférenciation et d’anonymat. Le texte imprimé est d’ailleurs griffé d’un bloc de texte binaire, dont la séquence de zéros et de uns peut être ainsi traduite de l’ASCII: «Nous, le sujet reticulaire!54». Le texte, ainsi signé à la troisième personne, tente d’incarner le premier l’idéal d’auctorialité réticulaire qu’il décrit: un auteur sans individu.

2.5 Carré noir sur court-circuit: de l’avant-garde suprématiste à l’avant-garde «supra-électrique»

Instantané de l’image animée intitulée Carré noir sur court-circuit (Abrüpt, vidéo au format MP4, 3 secondes), disponible en ligne: https://www.cyberpoetique.org/sens/.

Carré noir sur court-circuit est une réécriture (numérique, est-il nécessaire de préciser) du Carré noir sur fond blanc (1915) par l’artiste russe Kasimir Malevitch. L’œuvre, constituée d’une vidéo d’environ trois secondes jouée en boucle à la manière d’un Gif animé, est superposée d’un bref texte de sept lettres en police en empattements (le Crimson, d’ailleurs utilisé pour composer l’ensemble des productions d’Abrüpt55) et est animée d’effets de distorsions qui évoquent les problèmes d’affichage d’un téléviseur analogique. «Fomenter l’électrique sous peau de rêve.» peut-on lire énigmatiquement sur le carré noir.

Disponible à l’adresse http://www.cyberpoetique.org/sens, l’œuvre correspond au manifeste de la cyberpoétique, de manière analogue au texte manifestaire de la transdialectique, disponible symétriquement à l’adresse http://www.transdialectique.org/sens. Ce carré noir sert de fondement au «sens» de cet espace: la page web dédiée, dont l’URL est porte ainsi le titre «Que faire?», à l’instar du texte manifestaire de l’espace transdialectique.org. Quel est donc le sens de ce manifeste, si avare en mots?

Le Carré noir de Malevitch est à cet égard incontournable. Le recours à cette œuvre n’est pas un choix anodin, celle-ci représentant une «icône» – à la fois littérale et métaphorique – de l’avant-garde du début du XXe siècle. Malevitch, aux côtés de plusieurs autres artistes cubo-futuristes comme Vladimir Tatlin, tient une mythique exposition à l’été 1915 intitulée «0,10: la dernière exposition futuriste» dans laquelle y est notamment montrée, pour la première fois au public, le célèbre carré noir, ainsi que le manifeste du mouvement fondé à l’occasion de cette exposition, le suprématisme. Critique acerbe des peintres «académiques» et des idéaux esthétiques «passéistes»56, Malevitch cherche aussi à produire un ultime renouvellement qui unifiera le cubisme et le futurisme, ceux-ci caractérisant plusieurs courants de l’avant-garde d’alors. Le cubo-futurisme, auquel adhéraient jusqu’alors la plupart des suprématistes en devenir, constituait déjà un discours radical:

Le cubo-futurisme est bien plus qu’une simple tendance artistique dont se réclame Malevitch. Un tableau cubo-futuriste représente rien de moins que l’aspect pictural d’une nouvelle conception du monde. Désormais celui-ci n’est plus une masse statique, mais la somme de processus imprévisibles et fluctuants. L’homme a imaginé des structures rigides et des lois physiques pour donner un sens au chaos de l’univers. Pour les cubo-futuristes, ce rationalisme n’est qu’un système philosophique parmi d’autres, et un système extrêmement limité qui ne prend en compte que les problématiques matérialistes. On s’accroche à la raison par peur de l’impensable – par peur d’un mode illogique, anarchique et ingonvernable57.

La fragmentation opérée par les cubistes cherche à exprimer une vérité d’un autre ordre, qui échappe à la rationalité de premier niveau. «Celui qui ose rejeter la logique peut explorer d’autres sources de créativité plus profondes», écrit Linda S. Boersma à ce sujet58. «En dépassant l’apparence des choses, le peintre révèle un monde caché, régi par une logique autre que celle du “bon sens” réducteur59»: s’attaquant non pas à la rationalité ou à la pensée systémique comme telles, mais à un certain cantonnement philosophique (qui réduirait l’horizon intellectuel des penseurs et artistes aux seuls systèmes logiques, ainsi rassurants car prévisibles et limités), Malevitch milite ainsi pour un pluralisme qui suggère un constant dépassement de l’être humain par la nature, ses formes, et surtout par ce que l’esprit humain ne peut ni penser ni se représenter formellement.

Carré noir sur fond blanc par Kazimir Malevich.

La non-figuration tire ainsi sa force de ce qu’elle exprime négativement, par un retrait qui exprime la plus totale abstraction.» L’art suprématiste est ainsi décrit comme «non-objectif», convoquant l’intelligence du public pour donner sens à l’œuvre. Dans le cas du Carré noir:

Le blanc suprématiste représente l’infinité cosmique, l’espace sans point de fuite, parce qu’il n’y a rien. Ce blanc n’exprime rien, et représente un état indifférent, au-delà du temps, alors que le noir, selon Malevitch, contient encore l’espoir que de cet état quelque chose émergera60.

C’est au rang métaphysique que Malevitch cherche à ériger le suprématisme, faisant de cet art un système philosophique61 capable accueillir toutes les significations. Pour ce faire, Malevitch énonce son intention de décloisonner le langage, en dénonçant ses limites comme telles. Les poètes Alexeï Kroutchonykh et Velimir Khelibnikov désignent ainsi un langage «trans-rationnel», «au-delà de la raison», par le nom de «zaoum», afin de dépasser la signification conventionnelle donnée à la «rationalité». Dans un manifeste publié en 1913 avec Kroutchonykh et Matiouchine, Malevitch proclamait ainsi «la destruction de la claire et honnête langue russe et de la pensée rationnelle62». (On note immédiatement les affinités avec le texte La transdialectique, manifeste cousin dont on ne saurait ignorer les intertextualités criantes avec les travaux de Malevitch.) La «destruction» du langage, expression dénotant une attitude pyromane commune aux discours des avant-gardes, s’accompagne de la destitution de la toute-puissance de la rationalité, au profit d’une autre, plus transcendante, celle du zaoum. L’intention suprématiste est totale, en témoigne une lettre de Malevitch adressée à Matiouchine:

Je commence à comprendre la signification et la logique de la nouvelle raison qui vient d’apparaître (le zaoum) […]. Dans ce zaoum se trouve aussi une loi stricte qui donne aux images leur raison d’être. Pas une seule ligne ne devrait être tracée sans que nous soyons conscients de cette loi; alors seulement serons-nous vivants63.

D’où le souhait d’inventer d’un langage pictural (dans la lignée du cubisme ambiant et dont le carré noir est peut-être l’expression la plus radicale) niant l’exclusivité de chacun de ces régimes linguistiques, et notamment libéré de la contrainte du réalisme. Car l’intention avouée de Malevitch n’est pas de faire table rase dans l’histoire de l’art (bien qu’il se plaigne de la «stagnation» des courants esthétiques bien établis dans la tradition, des vénus romaines aux paysages impressionnistes du siècle précédent), mais d’assurer une continuité dans l’art, dont l’art non objectif serait l’«évolution logique»:

Pour lui [Malevitch] le suprématisme, l’art «non objectif», loin d’être un rejet de la tradition picturale, en est l’évolution logique. Dans Le Suprématisme, 34 dessins qui présente de manière presque cinématographique le développement de l’idiome suprématiste, le Carré noir est défini comme le premier pas de la création non objective, sans doute l’étape de 0 à 1 que Malevitch décrit dans son texte pour l’exposition 0, 10. Et bien que le rôle de matrice qu’il donne à ce tableau ne corresponde sans doute pas à la réalité de son évolution formelle, le Carré noir est encore aujourd’hui considéré comme un «enfant royal», l’origine du suprématisme, l’art de la création qui a détrôné l’art de l’imitation[Boersma1997, p. 59-60].

Le Carré noir, pour provocateur qu’il ait été aux yeux de la critique, deviendra alors l’emblème de ce mouvement (dont la vie active aura été, pour plusieurs raisons, de courte durée64). Sa réappropriation par Abrüpt est hautement symbolique, au sens où la maison d’édition semble témoigner de sa déférence à l’endroit de cette école centenaire avec laquelle elle partage de nombreux préceptes et revendications. Sa considération soigneusement mesurée pour la tradition, avec laquelle elle ne cherche pas à rompre tout à fait (puisant tantôt dans un «savoir artisanal» et redoublant les renvois, souvent implicites, à quelques figures connues telles que Hegel ou Marx, comme on l’a vu dans La transdialectique), constitue une attitude étonnante au vu de la teneur des réformes qu’elle annonce et de la désinvolture dont elle fait preuve ce faisant.

Le Carré noir est non seulement repris (graphiquement et idéologiquement), mais réinvesti par Abrüpt afin de lui donner un sens nouveau. Le texte et l’animation du Carré noir sur court-circuit ajoutent une nouvelle couche au tableau, lui-même déjà une «réécriture» d’un tableau suprématiste, probablement le premier, peint par Malevitch65. Cette nouvelle itération «palimpsestueuse» est donc aussi «multimédia», elle ajoute une dimension médiatique à celles énoncées par Malevitch. Mais surtout, elle annonce l’une des principales réformes d’Abrüpt: celle de recourir au substrat électrique comme matière première. pour forger sa littérature nouvelle, une littérature de «courts-circuits». L’empreinte numérique de l’œuvre vidéo, caractérisée par une «esthétique glitch» (ou, comme l’écrit Abrüpt, /g/lit/ch/térature en jouant sur la syntaxe de substitution des programmes informatiques), évoque une certaine forme de dysfonctionnement technique, et par là le dysfonctionnement tout court (du champ littéraire, de ses institutions, voire de l’humanité tout entière), Abrüpt souhaitant ouvertement œuvrer «au désœuvrement66». C’est aussi comme si l’œuvre de Malevitch avait été elle-même trafiquée, détournée, court-circuitée justement – à commencer par son titre, dont le «fond blanc» a été substitué par le plus étonnant «court-circuit». La confusion entre le médium et son phénomène contribue tout autant à subvertir le sens du premier titre. On pourrait dire, également, qu’elle évoque la «dynamique électrique» qui caractérise le mouvement d’avant-garde chez Abrüpt.

Enfin, la question de l’icône: lors de l’exposition 0,10, Malevitch avait accroché son Carré noir dans le coin de la salle, près du plafond et en diagonale. Cette disposition particulière, qui n’était pas au goût de la critique, a été réservée pour cette œuvre seule, et pour cause:

Toute œuvre d’at placée en diagonale dans ou devant un angle prend un sens particulièrement chargé en Russie, profondément ancré dans la tradition populaire. Car il s’agit de la place réservée à l’icône sacrée. Avant la révolution, toutes les maisons paysannes possédaient leur «Krasny Ugol», le «beau coin» ou «coin rouge», où les icônes étaient disposées à l’intersection de murs adjacents. […] C’était la place centrale de la maison, celle où se rendaient les hôtes dès leur arrivée pour honorer l’icône, symbole de la présence divine. Cette coutume, Tatlin comme Malevitch la connaissaient67.

Malevitch connaissait la signification de ce «coin sacré» et l’a ainsi exploité pour donner à sa création le statut qu’on lui connaît: celui d’icône, non seulement pour le suprématisme, mais aussi pour l’art abstrait en général68. La notion d’icône s’entend ici au sens religieux, d’«acte de foi», ainsi salutaire de l’ensemble du mouvement suprématiste.

Vue d’ensemble d’œuvres de Malevitch exposée lors de 0,10: la dernière exposition futuriste.

Abrüpt, reprenant le symbole ainsi chargé d’une teneur historique et manifestaire, s’en sert également à titre d’icône visuelle pour son espace cyberpoetique.org. Ainsi aperçoit-on en permanence un petit carré noir sur fond blanc en haut de l’écran, dans la barre supérieure du navigateur, placé près du titre en guise d’icône littérale, celle qu’on voit en parcourant ses sites web récents ou favoris, une «favicône» (en anglais: favicon). C’est aussi l’élément graphique utilisé pour les boutons sur la page, comme celui permettant d’afficher ou non le menu principal. Bref, le carré noir est partout, et les affinités idéologiques avec Malevitch (ainsi qu’avec les mouvements cubistes, futuristes, constructivistes et suprématistes de la même époque, dont témoignent œuvres choisies comme vignettes ou couvertures pour les œuvres de cet espace) laissent entendre qu’aucune de ces coïncidences n’a été laissée au hasard.


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