Introduction

Louis-Olivier Brassard

Version : 0.1

Sur quoi porte ce mémoire?

Plutôt que sur un auteur ou un genre, nous avons choisi de nous concentrer sur un ensemble de productions littéraires issues d’une maison d’édition: Abrüpt. Pourquoi ce choix? On y retrouve un ensemble hétérogène d’objets numériques et imprimés qui ne se limitent guère au format archétypal du «livre», sous forme de codex: espaces web dynamiques, feuillets pliables et imprimables à la demande, installations spatiales en réalité virtuelle, robots littéraires – pour ne nommer que ceux-ci. Ces modèles, inspirés du développement logiciel et de la culture libre, auraient pour visée l’affranchissement, d’une part, de la reconnaissance institutionnelle (de laquelle découle, au moins en partie, la distribution du capital symbolique); d’autre part, elle constituerait une voie de résistance contre le pouvoir hégémonique des grandes entreprises technologiques, en donnant aux autrices et auteurs les moyens d’assurer eux-mêmes leur production.

De telles revendications ont certainement de quoi susciter beaucoup de scepticisme, mais un regard attentif au catalogue permet de se rendre compte du sérieux de la démarche. La variété et la qualité œuvres témoignent d’une maîtrise soignée des codes de l’édition (de la signature typographique jusqu’au colophon), tout en bousculant certaines conventions établies (couvertures sans titre ni auteur; installations numériques interactives qui souscrivent aux esthétiques glitch, grunge ou brutaliste). Le ton irrévérencieux et révolutionnaire annonce une certaine cassure avec le système en place et les manières de faire, notamment en ce qui concerne le marché du livre, la propriété privée et le droit d’auteur. «[N]ous nous vouons à la liberté de l’information et révérons ce que la piraterie littéraire corrompt au sein de nos langueurs sociales» écrit dans son descriptif celle qui fait de l’Internet son principal espace de publication1. Que faire face à ce mouvement qui se présente manifestement comme une avant-garde littéraire et qui semble défendre un nouveau régime poétique? Comment le positionner dans le paysage actuel? Doit-on y voir le discours prémonitoire des changements à venir pour le champ littéraire? Mais surtout, que signifient ces œuvres aux typologies incertaines, comme l’«antilivre»? Que disent-elles de différent, de plus?

Révéler le surcroît de sens dans les écritures numériques d’Abrüpt: telle est la tâche que nous nous sommes donné dans ce travail. La singularité de ce projet repose en partie sur l’étude de l’envers technique qui donne à voir le processus de création et le fonctionnement des productions littéraires que l’on peut étudier en accès libre via des archives («dépôts») facilement appropriables («clonables») sous des conditions permissives (grâce à des «licences libres»). La méthode des études critiques du code2 examine les régimes «extra-fonctionnels» du code informatique situé dans son contexte sociohistorique. C’est notamment par elle que nous entendrons faire émerger un surcroît de sens au texte «public», généralement le seul à être lu par la critique, et à en actualiser certaines potentialités. Quelques commentateurs se sont prêtés au jeu de l’analyse de tels dispositifs numériques, mais leur ancrage se situe généralement dans d’autres domaines comme ceux des théories des médias (Friedrich Kittler, Lev Manovich), de l’histoire (Jeffrey Schnapp, Milad Doueihi), de la philosophie (David M. Berry, Karen Barad), du design (Anthony Masure, Johanna Drucker) ou des sciences de l’information et de la communication (Marc Jahjah) – plus rarement au sein d’un département de littératures (Mark C. Marino, N. Katherine Hayles). Il s’agit d’ailleurs d’un terrain de l’herméneutique encore peu foulé par la recherche francophone. Nous faisons l’hypothèse que l’écriture du dispositif littéraire – sous forme de code informatique, d’architecture logicielle et de documentation – constitue un gisement à fort potentiel herméneutique, permettant notamment d’informer la lecture du texte proprement «littéraire», prêtant les œuvres à une lecture nouvelle à l’aulne des forces de l’époque dont elle est le «produit» hautement polyphonique. Ce projet cherchera à faire ressortir les potentialités esthétiques, mais surtout philosophiques, de ces pratiques prétendument démocratiques: quelles valeurs et visions du monde arriverons-nous à faire émerger de ces «objets discursifs» que sont les logiciels, écrits d’abord par des êtres humains? La versatilité et la reproductibilité inhérentes au phénomène numérique (aisément modelable et copiable) permettraient d’ailleurs de renverser la logique d’enfermement exercée par les acteurs des industries du livre et des technologies de l’information, notamment grâce aux logiciels libres. L’appropriation des «programmes» (l’expression dans un langage informatique, qui ne se limite pas à l’écran et permettant de «scripter» l’imprimé) ouvre la voie à des pratiques alternatives et possiblement inédites: c’est ce que nous examinerons dans le cas des initiatives d’Abrüpt.

Esquissons d’abord une cartographie des espaces de la maison d’édition afin de mieux comprendre ses ramifications, ses taxonomies (livres, antilivres, microantilivres, etc.), sa ligne éditoriale, ainsi que les matérialités qu’elle investit – car celles-ci seront d’une importance particulière pour notre étude.

2.1 «C’est Abrüpt»: un spécimen littéraire pas comme les autres

Abrüpt est une maison d’édition qui existe d’abord «sur Internet». Elle se présente comme un collectif dont les membres ne sont pas nommés, se décrivant ainsi:

Abrüpt, il ne s’agit pas là simplement d’une exclamation souhaitant une quelconque effervescence sociale, d’un rêve d’avenir, ou de l’écho hurlant notre présent, mais aussi, plus trivialement, d’une agitation éditoriale organisée autour d’une association à but non lucratif, qui tente de servir une certaine idée du désœuvrement : le renversement par le verbe renversé. […] Nous œuvrons au désœuvrement, et néanmoins il nous arrive de puiser dans un savoir artisanal, de lui offrir une métamorphose numérique, pour composer nos ouvrages, qui composent à leur tour le creuset de nos réflexions. Au travers de leur contingence, nous plaçons notre imaginaire au-delà de la monnaie, là où l’économie du don avive des mondes nouveaux3.

La vocation d’Abrüpt, cette «agitation éditoriale organisée autour d’une association à but non lucratif» est clairement annoncée: il ne s’agit pas d’en faire une structure commerciale, économiquement rentable ou orientée vers la recherche de profits financiers, mais plutôt un espace dédié à l’expérimentation et à la collaboration («nous plaçons notre imaginaire au-delà de la monnaie, là où l’économie du don avive des mondes nouveaux»). C’est d’ailleurs ce que reflètent les œuvres mouvantes aux formes multiples et dont la généricité, souvent inclassable, appelle à des modes de lecture particuliers – nous y reviendrons. La littérature qui en émane est militante: le recours à une variété de licences dites «libres», «ouvertes» ou de «libre diffusion» participe de l’idéal cybernétique de «liberté de l’information» défendue par la maison d’édition. La promotion des «communs» au sein de ces licences (parmi lesquelles on compte les emblématiques Creative Commons) remet en cause la notion de propriété privée sur laquelle se fonde le droit d’auteur, pourtant bien répandu dans le domaine littéraire. «[N]ous souhaitons secrètement la généralisation du domaine public à toute notre société», admet Abrüpt, qui n’impose qu’une restriction d’ordre commercial à l’usage de ses œuvres autrement libre de diffusion4.

La page d’accueil du site web principal de l’éditeur (http://abrupt.cc) fonctionne comme un premier «index» sur lequel on retrouve une série de couvertures d’œuvres récemment parues, ainsi qu’un texte court texte de présentation parsemé d’hyperliens qui mènent soit vers d’autres sections du site, comme des pages d’information (son organisation, sa ligne éditoriale, les moyens de la rejoindre, etc.), soit vers d’autres sites satellites (sur lesquels nous reviendrons dans un moment). La composition épurée de la page réduit l’ensemble des éléments à leur plus simple expression, faisant une place de choix au texte, d’ailleurs de très bonne lisibilité grâce à une police à empattements et une disposition soigneusement espacée.

Capture d’écran de la page d’accueil du site web d’Abrüpt.

À première vue, l’accueil du site web d’Abrüpt a les allures d’un modeste catalogue de livres, si ce n’est que chaque couverture est dotée d’une illustration animée – chose déjà impossible avec l’impression sur papier. La facture graphique est cohérente, le style «collage» des illustrations témoigne d’une esthétique à la fois minimaliste et résiliente: point de couleur, uniquement du noir sur blanc, un contraste fort et propice à l’impression sur un support bon marché. Chaque œuvre est représentée par une illustration simple et forte, presque à la manière d’une icône, aucun texte ne figurant d’ailleurs sur la première de couverture .

Capture d’écran de la page web de l’œuvre Mémoire vive de l’auteur Pierre Ménard: https://abrupt.cc/pierre-menard/memoire-vive

En visitant la page dédiée à un livre particulier, on se retrouve près de l’univers du livre traditionnel : l’illustration de couverture est cette fois-ci figée, comme sur papier, et le survol de la souris retourne la couverture comme s’il s’agissait d’un objet en trois dimensions, affichant alors sa quatrième de couverture (ou «plat verso»), comme s’il s’agissait d’un vrai livre qu’on était en train de retourner entre nos mains. On peut alors y lire le texte de la quatrième, une très courte citation dont la taille de police surdimensionnée pastiche à peine la fonction d’appât au lecteur (l’intention promotionnelle devant être considérée avec parcimonie, considérant la multiplication des jeux d’ambivalence auxquelles s’adonne l’éditeur et dont il sera question plus loin). Dans la portion inférieure, contre-balançant le poids visuel de la citation, on y retrouve le code-barres accompagné de quelques indications en pattes de mouche. Un livre chez Abrüpt, même en ligne, a toutes les apparences d’un exemplaire en bonne et due forme, et il est d’ailleurs possible de s’en procurer un non seulement depuis la boutique en ligne (« l’échoppe »), mais aussi sur d’autres plateformes plus usitées, comme Amazon.

Quatrième de couverture de l’œuvre Mémoire vive.

Sur la page web d’un livre, on retrouve des éléments de son paratexte formel, voire légal (ISBN, prix au détail, date de publication) mais aussi une liste de liens vers d’autres formats, typiquement:

Capture d’écran du paratexte figurant sur la page web d’une œuvre du catalogue d’Abrüpt.

Il ne s’agit que de la pointe de l’iceberg, puisque les productions d’Abrüpt se ramifient dans de nombreux «espaces», divisés selon une certaine typologie, et se déclinent en plusieurs formats, que nous présenterons sommairement.

Schéma présentant différents domaines d’Abrüpt.

Deux autres sites portent la division thématique de la maison d’édition: www.cyberpoetique.org (dont le travail formel exploite les spécificités esthétiques du numérique) et www.transdialectique.org (textes de théorie critique, de philosophie), des sites eux-mêmes découpés en taxonomies plus fines («espaces», «persona», «échos», qui sont des réécritures d’étiquettes répandues pour la division des contenus sur le web: «sections», «auteur», «tags»). Un autre site, www.error.re, explore le format de la revue (ou zine), en regroupant une série d’articles dans une disposition éclatée. Deux compositions imprimables sont proposées: une publication paginée, l’autre imprimable et pliable, prête à la confection sous forme de feuillet, le zine.

Cette division en différents sites montre une première arborescence de la maison d’édition, avec des espaces dédiés à des thèmes et des esthétiques relativement définis, mais aussi à différents niveaux d’expérimentations (des livres sous forme d’artefacts plus «traditionnels» disponibles sur le site principal, jusqu’aux expérimentations numériques les plus étonnantes dans l’espace dédié aux « antilivres »).

Sommaire de la répartition de contenus sur les différents « espaces » d’Abrüpt.
Site Type d’entrée Nombre d’entrées Formats proposés
www.abrupt.cc Livres 45 Web, codex, PDF imprimable, Git
www.antilivre.org «Antilivres» 110 Web, PDF imprimable, Git, robots
www.cyberpoetique.org Articles 31 Web, robots, Git
www.transdialectique.org Articles 49 Web, PDF imprimable
www.error.re Articles 56 Web, PDF imprimable

Résumons la teneur de ces différents formats, puisque la matérialité des œuvres sera centrale dans notre analyse littéraire. Le format PDF (Portable Document Format, ou «format de document portatif») est décrit par une norme de l’Organisation internationale de normalisation (ISO) pour la représentation numérique de documents «indépendamment de l’environnement dans lequel ils sont consultés ou imprimés5». Il permet ainsi de fixer la mise en page et d’y inclure des éléments multimédias, tels que des images ou des polices de caractère. Son utilité réside principalement dans la diffusion de documents numériques destinés à l’impression, pour une mise en page précise: la taille de la page et la composition du document ne peuvent plus être modifiées une fois le document PDF généré.

À l’autre bout du spectre numérique, on retrouve ce qui est peut-être le format adaptatif par excellence6, le format web. Le HTML réfère au langage de balisage qui permet de structurer des documents grâce à une syntaxe facilement lisible à la fois pour les humains et les machines. À celui-ci s’ajoutent des instructions de présentation – les feuilles de style, dénotées par l’extension .css – et d’interaction – les scripts langage JavaScript, .js). À la fin des années 1980, le chercheur au CERN Tim Berners-Lee cherchait à faciliter la collaboration sur des documents scientifiques7. Devant l’absence de solutions pratiques, Berners-Lee créa, à la suite de certaines idées comme le «memex» de Vannevar Bush ou le projet Xanadu de Ted Nelson, d’une part, un protocole hypertexte permettant de structurer des documents numériques et, d’autre part, une infrastructure rendant possible son application via le réseau Internet8. L’ensemble des sites web repose sur cette technologie ouverte, que son auteur a très tôt placée dans le domaine public.

HTML permet d’intégrer un large éventail de contenus multimédias (images, vidéos, animations) et de programmer des expériences riches et complexes, le tout sans avoir besoin de télécharger des logiciels spécialisés (un navigateur web9 suffit). Le développement des technologies web est depuis encadré par le consortium international à but non lucratif W3C10, notamment dans le but d’en garantir l’accès et la pérennité. Aujourd’hui toutefois, c’est le WHATWG11, un groupe de travail composé des grands acteurs industriels tels que Apple, Google et Microsoft (avec l’exception notable de la fondation Mozilla), qui fait autorité en la matière. Les spécifications sont d’ailleurs substantiellement influencés par les principales entreprises agissant dans ce secteur (on peut penser par exemple à l’intégration des technologies de verrouillage, ou DRM, qui restreignent l’usage que peut faire un internaute sur certaines ressources, comme des films ou des chansons).

Enfin, qu’est-ce qu’un «dépôt Git»? Git est un système de versionnement largement utilisé dans le développement de logiciels12, mais fonctionnant également pour tout fichier au format texte. Un «dépôt» est un dossier de travail contenant les fichiers d’un projet, et dont les changements peuvent être suivis avec une granularité au caractère près. Un dépôt peut être gardé privé, mais il existe aujourd’hui des plateformes qui facilitent, voire encouragent la mise à disposition publique de projets utilisant Git. Il est possible de reproduire uniformément chaque publication en «clonant» le répertoire d’une œuvre ainsi publiée. Nous reviendrons sur fonctionnement de Git dans le chapitre 3; pour l’instant, retenons qu’un dépôt Git représente un potentiel gisement pour l’étude du texte et de ses différentes couches – et éventuellement, pour mieux comprendre le processus de création grâce au suivi des modifications.

Un terme étonne, celui de l’«antilivre», utilisé en apparente substitution à celui de simple «livre». L’adressage https://abrupt.cc/livres confirme qu’Abrüpt propose bien une série de « livres », mais aussi d’« antilivres » avec un site web dédié (www.antilivre.org). En quoi consiste cet alter ego éditorial? Que représente-t-il et pourquoi le distinguer ainsi du simple «livre» imprimé dont la forme s’est stabilisée il y a quelques siècles, et dont des détracteurs ont à diverses reprises annoncé la mort13? Nous verrons au premier chapitre portant sur les manifestes que cette opposition sert davantage à véhiculer un ensemble de valeurs (économiques, culturelles, politiques, voire philosophiques) qu’à produire un objet techniquement nouveau (en témoignent les nombreux choix éditoriaux qui soulignent une continuité marquée avec la tradition littéraire existante). Un premier domaine a été mis en place pour regrouper – non sans confusion avec la section «livres» du site principal – les «antilivres», le site www.antilivre.org. Plusieurs «formats» y sont répertoriés au moment d’écrire ces lignes, signalés par leurs suffixes correspondants (des «extensions», habituellement ajoutées aux noms des fichiers informatiques pour leur permettre d’être reconnus par des logiciels): .html (format hypertexte), .pdf (pour l’impression), .img (diminutif d’image, renvoyant à des productions visuelles), .diy (de l’acronyme en langue anglaise Do It Yourself, à bricoler soi-même), .git (pour le système de contrôle de version des fichiers texte), .bot (robot programmé à produire des discours). Le site – sous-titré « pour une antilittérature… » – s’accompagne d’un court manifeste non signé et dont la prose libre évoque, non sans opacité, l’esprit militant, que nous analyserons au premier chapitre.

2.1.1 Des plateformes

Sur ses propres domaines, comme www.abrupt.cc, la maison d’édition jouit d’une autonomie presque totale sur la présentation et les modalités de publication, grâce au maniement des technologies web. Elle contrôle aussi des composantes plus avancées, comme la boutique en ligne (qu’on peut retrouver à l’adresse http://abrupt.cc/echoppe). Toutefois, elle investit également des plateformes tierces comme Facebook, Instagram et Twitter, ou encore le réseau fédéré Mastodon14. Si ses comptes sont garnis de publications régulières, les contenus originaux, eux, sont d’abord publiés et hébergés «chez» la maison d’édition elle-même, sur des domaines qu’elle contrôle. Notons également le recours aux populaires plateformes YouTube pour l’hébergement de contenus vidéo et Soundcloud pour certains contenus sonores.

La plateforme GitLab (dont le profil d’Abrüpt peut être consulté à l’adresse http://gitlab.com/cestabrupt) sert à héberger les dépôts Git, soit l’ensemble des ressources numériques (textes, images, gabarits, micrologiciels, documentation technique…) servant à la fabrique de chaque publication. Les implications de cet espace seront explorées plus en détail dans le chapitre 3.

Cartographie schématique des principaux espaces web occupés par Abrüpt et leurs composantes respectives.

Mais d’abord, arrêtons-nous sur ce « numérique » ainsi que la culture qui l’accompagne.

2.2 « Le numérique »

Que signifie ce substantif « numérique » aux contours flous – pourtant distinct de son domaine parent, l’informatique – et surtout que représente-t-il pour la discipline littéraire, caractérisée par une longue tradition sur support imprimé? Entendu comme «fait social total15», le terme «numérique» est sans conteste passé dans l’usage courant, notamment grâce à l’intégration massive de l’informatique dans la vie courante (ordinateurs portables et de bureau, montres et téléphones «intelligents», objets connectés en tous genres). Il est souvent opposé, non sans raison, aux artefacts analogiques en raison de ses allures de «fluidité» et de «dématérialisation». Or, l’opposition entre le « virtuel » cybernétique (la simulation par les moyens de l’informatique) et un « réel » analogique constitue une dichotomie fallacieuse, qui traduit au mieux une confusion de bonne foi, au pire un «désarroi16» face à des objets et phénomènes dont la teneur et le fonctionnement demeurent souvent obscurs, mais qui s’avèrent bel et bien réels17.

Parmi les caractéristiques du phénomène numérique, Stéphane Vial relève le caractère programmable, voire ludogène, car interactif; il est trivialement copiable; tantôt réversible, tantôt totalement néantisable, mais toujours instable; et grâce à la réticularité dont il jouit, il permet de faire l’expérience d’autrui. Vial décrit le phénomène numérique comme une nouvelle façon «d’être-au-monde18»: derrière cette expression heideggerienne se révélerait une véritable révolution dans la manière de faire l’expérience d’autrui (comme l’a fait le téléphone, en permettant de réunir simultanément, par la voix, deux présences éloignées). De même, Marcello Vitali-Rosati remarque qu’une plateforme numérique autorisant les interactions en temps réel comme Twitter modifie, voire multiplie les manières d’assister à un événement (comme une conférence), en permettant à des personnes qui ne sont pas présentes sur place d’être tenues informées des contenus diffusés, voire d’y réagir, et éventuellement de créer des espaces de discussion parallèle avec le public présent, ce qui produit une économie de l’attention différente19. Pour le dire rapidement, le numérique n’offre pas simplement de nouveaux lieux à nos existences, il le fait avec des modalités nouvelles, qui bousculent certains repères spatiaux, temporels et parfois même conceptuels. Des contenus originalement sous forme d’artefacts physiques (un livre papier sous forme de codex, un enregistrement sur vinyle ou sur bande magnétique) sont appelés à recirculer sous forme numérisée dans les espaces numériques grâce à un processus de « discrétisation20 » (ce qui ne se fait pas sans heurts, comme l’a montré le projet de numérisation des livres par Google autour de questions comme la souveraineté culturelle, la qualité des numérisations ou les lois entourant le droit d’auteur21).

2.3 Internet, un réseau distribué

Le numérique, s’il repose souvent sur l’infrastructure d’Internet, n’en est pas pour autant le synonyme; néanmoins, il serait loin d’être le même sans le grand réseau mondial qui en a façonné la culture, les usages, les applications. On l’a dit, le phénomène numérique est, pris dans sa globalité, un phénomène réticulaire, permettant de faire l’expérience d’autrui – sauf qu’Internet n’est pas tombé des nues, et la manière dont est permise cette réticularité mérite une attention particulière.

Issu de la DARPA (l’agence américaine dédiée à la recherche militaire créée à la fin des années 1950), le premier grand réseau permettant à des ordinateurs de communiquer entre eux comportait une caractéristique particulière: plutôt qu’un réseau centralisé, comme c’était le cas du système national de téléphonie, il a plutôt été conçu selon le principe de réseau distribué. Un réseau centralisé comporte un nœud central par lequel toutes les informations doivent obligatoirement transiter, ce qui permet d’exercer un certain contrôle la communication entre deux nœuds périphériques; dans un réseau distribué, le pouvoir opérationnel est plutôt laissé aux différents nœuds connectés au réseau, ce qui permet notamment de multiplier les « chemins » entre deux points donnés22. Le caractère distribué d’un réseau lui confère une résilience notable en contexte militaire (puisqu’en cas de panne ou d’attaque, il est possible d’utiliser un chemin de contournement – aucun nœud n’ayant, en principe, le potentiel de compromettre à lui seul l’ensemble du réseau, contrairement à un réseau centralisé). Comme le relève Dominique Cardon, ce choix d’intrastructure a des implications significatives:

Il convient en revanche d’insister sur une différence fondamentale entre les deux types de réseau [centralisé et distribué]: dans un réseau intelligent à la périphérie, chaque nœud a la possibilité d’être créatif et innovant, contrairement à l’appareil fixe d’un réseau intelligent au centre, comme la téléphonie, dont seuls l’opérateur central et son centre de recherche son susceptibles d’innover pour l’ensemble du réseau […]. L’infrastructure spécifique d’internet, qui déplace la capacité d’innovation du centre vers les périphéries et donne beaucoup de pouvoir à l’utilisateur, résulte du choix technique fait par l’ARPA de permettre aux ordinateurs d’échanger dans un réseau distribué23.

En pratique cependant, Internet repose aujourd’hui sur des infrastructures propriété d’un nombre restreint d’entreprises privées24 et le nombre limité de nœuds clés l’éloignent considérablement de l’idéal du réseau distribué25.

Retenons donc deux éléments plus ou moins opposés – mais qui s’avéreront utiles pour l’analyse thématique – en convoquant le concept de réseau: la liberté (opérationnelle et éventuellement créative) conférée par l’infrastructure d’Internet à des acteurs périphériques, d’une part, et la relative centralisation de son ensemble, d’autre part, au profit d’intérêts politiques et commerciaux importants.

2.4 La culture numérique

Qu’est-ce donc enfin que cette culture numérique? L’historien des religions Milad Doueihi identifie une convergence significative entre l’héritage culturel complexe de l’humanité et un phénomène technique inédit, celui de la prolifération de l’informatique dans l’ensemble des sphères de la société26, donnant lieu à des pratiques et des sociabilités nouvelles, car reconfigurées selon les caractéristiques spécifiques des environnements numériques.

L’humanisme numérique est l’affirmation selon laquelle la technique actuelle, dans sa dimension globale, est une culture, dans le sens où elle met en place un nouveau contexte, à l’échelle mondiale. Une culture, car le numérique, et cela malgré une forte composante technique qu’il faut toujours interroger et sans cesse surveiller (car elle est l’agent d’une volonté économique), est en train de devenir une civilisation qui se distingue par la manière dont elle modifie nos regards sur les objets, les relations et les valeurs, et qui se caractérise par les nouvelles perspectives qu’elle introduit dans le champ de l’activité humaine27.

Le numérique encourage ses propres modalités de partage de l’information, avec une vitesse et une liberté fulgurantes: la copie est invisibilisée par la puissance de traitement des ordinateurs et facilitée grâce aux interfaces graphiques. On voit alors émerger de nouvelles formes «d’activités culturelles28» découlant de la prolifération massive de l’informatique personnelle:

[…] le numérique interroge nos objets premiers, ceux du savoir, comme ceux du politique et du social. Il le fait par un double jeu : d’une part, il semble s’approprier ces objets culturels tout en les faisant circuler dans un nouveau contexte et en modifiant leurs propriétés et, d’autre part, il introduit de nouveaux objets inédits29.

Le numérique impose de nouveaux rapports à l’espace et sème la confusion autour de notions autrefois bien établies, comme celle d’espace public ou privé, avec les compressions (« ce qu’on croyait éloigné se rapproche abruptement30 ») et reconfigurations (« ce qui auparavant relevait du privé est désormais exposé dans l’espace public, et inversement31 ») qu’il entraîne. L’identité doit y être renégociée dans le contexte des multiples plateformes en ligne (normes et pratiques acceptées, conditions d’utilisation), notamment sous l’angle de la «confidentialité» (en anglais: privacy) et du capital social qu’on cherche à y échanger. « L’espace numérique n’est pas un espace parallèle, c’est l’espace principal de notre vie » martèle Marcello Vitali-Rosati32, et il n’y a pratiquement plus d’objet qui ne soit plus susceptible de passer au rouleau compresseur du numérique, avec les avantages et inconvénients que cela pose. En ce sens, la numérisation de la culture et des objets font du numérique le haut lieu de multiples tensions, et cette « dimension conflictuelle33 » est essentielle pour saisir l’état actuel de la culture numérique.

Dans notre étude, il s’agira montrer ce que le numérique permet de faire singulièrement, lorsqu’il est investi pour ses potentialités propres (contrairement à une perspective mimétiste qui se limiterait à reproduire, parfois pauvrement, les formes analogiques en régime numérique).

2.5 Aperçu des chapitres

Le chapitre 1 est consacré à l’analyse de manifestes. La littérature d’Abrüpt n’est pas qu’une affaire de «gadgétisme», elle renferme un ensemble de valeurs et de visions du monde incarné par ses dispositifs éditoriaux et que notre analyse cherchera à mettre de l’avant. Une lecture attentive permet notamment de dépasser certaines contradictions a priori naïves, comme les revendications politiques à saveur «anarcho-communiste» ou la défense d’un pluralisme créatif tout en destituant la figure de l’individu. Nous examinerons une sélection restreinte, mais représentative, de textes manifestaires dont la complémentarité mutuelle (en témoignent les nombreux renvois implicites) et l’opacité sémantique invitent à faire l’«excavation».

Le chapitre 2 consiste en une étude de cas d’une «œuvre-programme», Naufrages par Beata Raoul, dont les différents régimes éditoriaux (numérique, imprimé) informent réciproquement le «protocole de lecture». Le texte, caractérisé par un mélange de «bruit» et «d’information» – distinction qui mérite justement d’être interrogée –, est donné à lire à la fois comme un programme informatique et comme un recueil de poésie. C’est une telle ambiguïté entre le texte et son paratexte qui mène à une ouverture interprétative fertile, convoquant la subjectivité technicienne et exploitant à plein escient la dimension «programmatique» du texte comme événement. Nous en profiterons pour faire un approfondissement conceptuel de la notion riche et plurivoque de «programme», que notre analyse rend nécessaire.

Enfin, le chapitre 3 présente une étude de cas complètement différente de l’examen du chapitre 2, celle d’un «palimpseste numérique» consistant en la réécriture collaborative d’Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud. Tirant pleinement profit du logiciel Git, Abrüpt en a fait l’aboutissement peut-être le plus convainquant – malgré son esthétique superficiellement douteuse – de son idéal de «subjectivité réticulaire». Nous verrons comment les nombreuses couches qui composent ce «cadavre exquis» incarnent la réflexion philosophique et politique élaborée par la maison d’édition, de la gouvernance éditoriale à la reconfiguration de la figure auctoriale, en passant par les questions du transhumanisme, du droit d’auteur et des frontières mêmes de la littérarité.

Notes

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Abrüpt, « Organisation », Abrüpt, s. d.a, disponible en ligne : https://abrupt.cc/organisation/ (page consultée le 25 janvier 2021).
Abrüpt, « Partage », Abrüpt, s. d.b, disponible en ligne : https://abrupt.cc/partage/ (page consultée le 25 janvier 2021).
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Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Paris, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2011a, 177 p.
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